Paris: occupation d’un local du Petit Cambodge

Mauvaise foi et risque d’expulsion

Depuis plusieurs semaines, nous, habitant·e·s du quartier de la place Sainte Marthe ou non, avec ou sans papiers, avec un domicile fixe ou sans, étudiant·e·s, travailleur·se·s précaires, chomeur.euse.s, RSA-stes…, occupons un deuxième local dans le quartier de la place Sainte Marthe au 1 rue Jean et Marie Moinon.

Cette occupation d’un local appartenant à la SIEMP, troisième bailleur social de la ville de Paris, et loué depuis 2015 au restaurant Le Petit Cambodge est dans la continuité d’un premier local occupé dans le quartier depuis septembre. Ce dernier appartient à la SIN, société immobilière de Normandie, qui est elle-même détenue majoritairement par les géants de l’immobilier Nexity et Edmond Coignet. C’est par ces actions que nous luttons contre la gentrification de notre quartier.

Suite à notre assignation en justice par le petit Cambodge le 18 décembre 2020, il nous a paru important de partager avec vous les motivations de notre démarche, souvent réduite à une solution d’hébergement ou de relogement.

Le Petit Cambodge a aussi tenté de décrédibiliser notre occupation à travers un mail adressé à la mairie et aux habitant.es du quartier. Nous tenions donc à rétablir quelques faits à travers cette réponse.

Tout d’abord voici le mail en question, envoyé par Le Petit Cambodge quelques jours après le début de notre occupation :

Madame la Maire,
Je vous écris, pour solliciter votre aide.
Comme vous le savez, notre futur restaurant situé 24 avenue Claude Vellefaux dans le 10° arrondissement est squatté depuis ce week-end.
Beaucoup l’ont su mais personne ne nous a prévenu dans le délai de 48 heures.
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins :

  • soit les pouvoirs publics nous aident, en offrant une solution de relogement aux personnes qui squattent notre restaurant,
  • soit nos années de travaux et nos lourds investissements risquent d’être anéantis, ce qui va mettre en danger notre activité.

Après plusieurs années de gros travaux, le futur restaurant du 24 avenue Vellefaux était proche de l’ouverture (retardée par le second confinement et la seconde fermeture de tous les restaurants). Nous avions commencé les démarches de recrutement des futurs salariés.
Le local a été complètement réhabilité, avec création d’un restaurant et d’un laboratoire de préparation culinaire soumis à des règles d’hygiène très strictes. Tout est neuf, tout est blanc. Nous installions les derniers équipements et finalisions pour présenter la demande d’agrément sanitaire.
Les règles sanitaires strictes qui nous sont imposées sont totalement incompatibles avec une occupation de type habitation – a fortiori par de nombreux squatteurs.
Sont en jeu des centaines de milliers d’euros investis pour préparer l’avenir, du mobilier et du matériel professionnel qui seront dégradés, si toutefois ils sont encore sur place.
Sont aussi en jeu vingt nouveaux emplois, prévus dans le futur restaurant avenue Claude Vellefaux.
L’occupation illégale du restaurant met en danger ces embauches. Quel gâchis insupportable.
La procédure judiciaire s’annonce longue et coûteuse.
Les bénéfices laborieusement gagnés au cours de cette année de Covid, confinement, fermeture des restaurants, devaient être distribués aux salariés du restaurant LE PETIT CAMBODGE (prime de fin d’année) pour récompenser leur travail et leur dévouement.
La prime de fin d’année va finalement être dilapidée en frais de procédure. Quel gâchis.
A défaut d’aide, nous serons obligés de mener un combat qui n’est pas le nôtre et de puiser à nouveau dans nos ressources alors que nous sommes assaillis de toute part.
Nous n’avons pas eu beaucoup de répit depuis cette fin d’année 2015, célébrée récemment en votre présence et en celle de nombreux élus. Attentats meurtriers, longue procédure d’instruction criminelle, grèves diverses, place de la République transformée en champ de bataille chaque week-end, un quartier qualifié de « no go zone » touristique, confinement total, fermeture des restaurants, nouveau confinement, et maintenant ça… c’est trop.
Nous travaillons d’arrache-pied, nous innovons, nous embauchons.
Comment ne pas ressentir de l’écœurement face à l’injustice qui nous frappe à nouveau, dans cette période si difficile.
Cette situation qui ne peut pas trouver de solution constructive sans votre intervention.
Vous pouvez compter sur nous : nous déployons une énergie folle pour nous adapter (vente à emporter), maintenir nos salariés dans l’emploi et maintenir un peu de vie dans le quartier.
Nous comptons sur vous : pour chercher une solution de relogement aux personnes qui occupent illégalement le futur restaurant LE PETIT CAMBODGE.
Dans l’attente, je vous prie d’agréer, Madame la Maire, l’expression de ma sincère considération.

Le Petit Cambodge a tenté de décrédibiliser notre occupation à travers ce mail. Notre réponse n’a pas pour vocation de convaincre le Petit Cambodge de la légitimité de notre occupation mais plutôt de témoigner de l’imagination et de la mauvais foi toujours grandissante des proprios pour récupérer leurs biens.
Nous tenions donc à rétablir quelques faits.
Tout d’abord, malgré quelques périodes de travaux sporadiques à l’intérieur du local, celui-ci est resté de fait fermé depuis son attribution en 2015 malgré l’obligation que comporte normalement un bail commercial de tenir les lieux loués toujours ouverts et achalandés. Le Petit Cambodge a agit uniquement selon ses intérêts privés sans jamais prendre en compte les nombreuses relances du Conseil du quartier et des associations. Il est important de rappeler que pour obtenir l’attribution du local, Le Petit Cambodge n’a pas hésité à jouer sur les émotions suscitées par les attentats de 2015 tout en cachant le fait qu’il était sur le point d’ouvrir un deuxième restaurant rue Beaurepaire.
En cette fin d’année 2020, l’inachèvement des travaux dans ce local (absence de laboratoire culinaire, d’évacuation des eaux usées et de système de ventilation…) prouve qu’une ouverture au public à la fin du confinement, comme le prétend Le Petit Cambodge dans son mail, aurait été impossible et que ce lieu serait resté encore fermé. Depuis déjà plusieurs années, Le Petit Cambodge atteste que son restaurant va ouvrir incessamment et chaque fois la promesse se révélait fausse. Ce local inoccupé est d’autant plus regrettable que le quartier de la place Sainte Marthe souffre, depuis sa réhabilitation dans les années 1990-2000, d’un problème de vacance des locaux d’activités en RDC malgré une forte demande notamment de la part d’artisans et d’associations.

Tous ces éléments témoignent, s’il était nécessaire, du faible besoin que représente ce lieu pour le Petit Cambogde et surtout pour le quartier. En effet les habitant.es du quartier de la place Sainte Marthe n’ont pas besoin d’un énième restaurant, d’un énième lieu marchand hors de ses moyens tenu par des propriétaires venant des quartiers les plus aisés. Ils ont besoin de vie, de rencontres, de liens, d’associations, d’espaces culturels et créatifs — tout ce que ces attentats de 2015 visaient à annihiler.

Nous sommes déçu.e.s, sans être supris.e.s, que le Petit Cambodge voie du “gachis” dans cette organisation solidaire et cette entraide. D’ailleurs, si comme le restaurateur le fait remarquer « la procédure judiciaire s’annonce longue et coûteuse », il ne tient qu’au Petit Cambodge de l’abandonner et d’économiser cet argent pour abonder la prime de fin d’année promise aux salarié.e.s. Nous l’encourageons vivement à le faire.
En tant que locataire d’un lieu relevant du domaine public, puisqu’il est détenu par la SIEMP pour la Ville de Paris, nous pensons qu’il est légitme qu’un tel espace revienne à l’animation et à la vie collective du quartier, plutôt qu’à la consommation frénétique de l’espace public et de nos temps libres dans une logique une nouvelle fois marchande.

A une époque où le logement et l’emploi suivent la même évolution : raréfaction de l’offre et précarisation de l’existant, les attentats, aussi dramatiques qu’exceptionnels, ne sont pas les seuls maux qui nous touchent.
En effet, le monde qui nous est fait, est d’une violence régulière et profonde. Si le Petit Cambodge est écœuré de faire face à l’injustice, nous sommes de celleux qui la vivent au quotidien. Nous bataillons pour avoir le droit de vivre quand ce système mortifère capitaliste, qui spécule sur l’espace public, nous renvoie aux marges de cette société. Ce système nous ignore comme il nous méprise. Il nous violente comme il nous oublie. Ce lieu au 1 rue Jean et Marie Moinon nous redonne capacité à agir, ensemble, à faire collectivement ce que la machine à fric veut nous enlever : cantine populaire et maraude alimentaire, librairie auto-gérée, espace de rencontre et de création artistique, projection de film, éducation populaire, végétalisation…

Nous avons besoin de lieux ouverts à tou.te.s et qui sortent des logiques du tout marchand. Des lieux qui permettent de se rencontrer, de s’entraider et de s’organiser.
Les attentats ont visé, non pas l’activité du Petit Cambodge en tant que restaurateur, mais nos vies. Voilà cinq années consécutives que ce lieu reste inanimé. Cinq années que ces attentats ont eu raison de la vie de ce quartier. Nous ne comptons pas donner raison, ni aux commanditaires de ces attentats, ni à celleux qui les instrumentalisent jusqu’à aujourd’hui à des fins de profits.

Opposer, comme le fait le Petit Cambodge, la volonté d’augmenter son chiffre d’affaire et les mouvements sociaux depuis 2015 témoigne du mépris du restaurateur face aux difficultés que les plus précaires d’entre nous subissent. Ces mouvements, emprunts de justice sociale et climatique, dégagent des espaces de liberté et de démocratie qui sont, eux, indispensables : Nuit Debout, les Gilets Jaunes, les grèves pour le Climat ou la réforme des retraites, les manifestations contre les violences policières ou le démantelement de l’hopital public, les marches des solidarités en soutien aux exilé.e.s et aux sans-papier.e.s…Voilà de quoi le Petit Cambodge ne se soucie guère lorsqu’il porte plainte contre notre occupation.

Nous résistons pour ne pas voir un quartier aseptisé par la gentrification, repoussant aux périphéries celleux qu’ils méprisent et reproduisant les mêmes schémas indéfinement, où règne le bonheur matériel et individuel des plus aisé.e.s au détriment des besoins essentiels et collectifs. Un quartier à l’urbanisme sage et docile qui fait de l’espace public un catalogue publicitaire, nous éduque à consommer, qui agite l’opulence comme un leurre hors de portée, nous berce d’illusions matérielles accessibles qu’au prix de la destruction ou de l’asservissement.

Les pauvres, les subversif·ve·s, les précaires, les étranger·e·s, les révolté·e·s de ce quartier, sont peu à peu remplacé·e·s par une population aisée et pacifiée. Grâce à ce local, où force est de constater qu’il ne s’y passe rien depuis 5 ans, nous sommes désormais en capacité d’offrir un espace de rencontre et d’organisation pour tous·tes celleux qui refusent ce monde de plus en plus liberticide et autoritaire qu’on nous impose. En plus d’un ensemble d’individus isolé.e.s qui se retrouvent dans ces locaux, nous sommes plusieurs collectifs à nous organiser ici, dont entre autre Youth For Climate Paris, Décolonisons le Féminisme, la Coordination Action Autonome Noire …

Nous refusons leur monde.

N’hésitez pas à nous envoyer un mail (jmm18@@@protonmail.com) pour être ajouté.e à la liste mail du local autogéré de l’Arche.

Les révolté.e.s de la Place Saint-Marthe

[Publié le 13 décembre 2020 sur Paris-Luttes.info.]