Les squatteurs de Montréal n’ont pas d’étoile coulée dans le bronze devant le Forum Pepsi. Cela ne les a pas empêchés jeudi dernier de fêter autant que Céline Dion. Ce soir-là, dans la poussière et la garnotte, sous le viaduc Notre-Dame, environ 200 squatteurs et leurs sympathisants ont été en quelque sorte assermentés au temple de la renommée.
Il n’y avait ni maire ni ministres présents. Il n’y avait qu’un film projeté sur un pylône de béton: le film d’Ève Lamont, Squat!, un documentaire à voir absolument, tourné à l’intérieur des murs du squat Préfontaine pendant la célèbre crise du logement qui a secoué l’administration municipale à la fin de l’été 2001.
Au départ, la cinéaste et camérawoman, qui a déjà travaillé au service des nouvelles à TQS et à TVA, était venue prodiguer des conseils à ses amis squatteurs et leur montrer son film réalisé dans un squat européen. À la fin de la séance, ils lui ont proposé de braquer sa caméra sur eux.
Le résultat est un film en forme de visite libre qui raconte en 82 minutes ce que deux mois de reportages quotidiens à la télé n’ont jamais su, vu ni compris. En soi, c’est déjà un exploit.
Comme tous les journalistes à l’époque, je n’ai pas été invitée au squat Préfontaine. Je n’en ai pas fait la demande non plus. Les discussions sur le trottoir avec une poignée de squatteurs allumés et éloquents m’ont suffi. Qu’avais-je besoin de visiter un endroit que je n’avais aucune peine à imaginer.
Mes images mentales étaient assez précises. Je voyais un lieu sans doute convivial, mais tout croche et crasseux, criblé de graffitis, jonché de débris, de trous au plafond et de murs défoncés: bref un belle utopie sur papier mais dans les faits, une soue à cochons.
Aussi les images d’Ève Lamont m’ont-elles complètement renversée. La soue à cochons était un pur produit de mon imagination et de mes préjugés.
Une semaine après l’arrivée des squatteurs sous escorte policière dans l’édifice de la Ville, leur squat était presque aussi propre qu’un sou neuf: propre, organisé, avec des murs repeints, des draps lissés sur les matelas, des numéros sur les portes et des planchers passés à la grande eau tous les jours! Chacun y avait aménagé son décor, son espace de fantaisie et de liberté.
Bien sûr, il restait quelques coins délabrés. Les squatteurs plutôt habiles de leurs mains les auraient éventuellement réparés. Encore aurait-il fallu qu’on leur en laisse le temps.
Mais non seulement les autorités les ont brutalement privés de temps pour mener à bien leur arche de Noé, mais on leur a volé ce qu’il y avait de plus précieux chez eux: leur esprit d’initiative et leur idéalisme.
Car la cinquantaine de squatteurs réunis par le hasard y croyaient à leur squat. Ils y croyaient, ils l’aimaient, ils s’en occupaient. Et surtout, ils en avaient besoin. Pour se loger d’abord, mais aussi pour y loger leur estime personnelle et leurs rêves.
Tout ne baignait pas tous les jours. Il y avait des tensions, des conflits, des discussions franches et viriles mais il y avait aussi de la vie, de l’entraide, un esprit communautaire naissant et un sentiment de construire librement quelque chose ensemble.
Ève Lamont a filmé tout cela avec retenue et sans complaisance. Elle a filmé autre chose aussi qui n’était pas évident pendant la crise, dans le feu de l’action, mais qui crève les yeux à l’écran: l’idéalisme naïf des squatteurs est inversement proportionnel au cynisme crasseux (je ne vois pas d’autre mot) du jeu politique dont ils ont été victimes.
C’est le grand choc de ce film. Alors qu’on croyait que les pouilleux étaient en dedans, on découvre qu’en fin de compte, ils étaient dehors, sous forme de politiciens sans scrupules et de bureaucrates serviles.
L’image que les autorités municipales, et surtout Pierre Bourque, y projettent est pathétique.
Au départ pourtant, en offrant l’édifice Préfontaine aux squatteurs pour les détourner de l’occupation de l’ilôt Overdale, l’ex-maire ne voulait pas mal faire. Même si la cause et la culture des squatteurs l’intéressaient moins que le jardinage, il espérait sans doute se faire un peu de capital politique sur leur dos. Tant mieux si, au passage, cela faisait plaisir aux squatteurs.
Manque de chance, l’opinion publique ne l’a pas suivi. Les médias en ont rajouté, surtout TSQ avec sa caméra cachée qui n’a filmé que la crasse et les murs défoncés, occultant, volontairement ou pas, ce qui était propre et positif.
Du moment où Bourque a compris que son calcul se retournait contre lui, il a cherché à retirer ses billes. Se foutant éperdument des squatteurs, il a ouvert la voie à un pitoyable défilé de cols blancs, de cols bleus, de pompiers et de flics, un immense arsenal bureaucratique envoyé expressément pour livrer une cynique guerre d’usure aux pauvres squatteurs qui ne savaient plus où donner de la tête.
Les dernières heures du squat Préfontaine sont d’une tristesse infinie. Pas à cause de la brutalité de l’éviction qui ne s’est pas déroulée aussi civilement que les médias l’ont rapporté. À cause de ces jeunes (et moins jeunes) dont on a piétiné le rêve et qu’on a jetés à la rue comme des chiens galeux, les condamnant à errer dans la ville après leur avoir fait miroiter un Eldorado dérisoire.
Les voir plonger dans la rue froide et hostile, défoncer la porte d’un nid à feu pour la nuit ou chercher à se louer des chambres minables en pire état que le squat pour 180$ la semaine, fait mal au coeur. En même temps, leur quête absurde nous fait comprendre à quel point la légalisation des squats, à Montréal comme dans les villes européennes, est légitime et nécessaire, à quel point l’existence d’un modèle alternatif, qui ne soit ni un asile, une prison, une soupe populaire ou un dortoir institutionnel, correspond à un besoin réel.
Pour ceux qui en doutent, Squat! est présenté au Complexe Ex-Centris jusqu’au 8 octobre. J’espère que les fonctionnaires de la Ville, le maire, le chef de l’opposition et les journalistes aux affaires municipales auront la curiosité d’y aller. S’ils ont peur d’être reconnus, ils n’auront qu’à se déguiser.
Nathalie Petrowski