Grenoble: Pourquoi MC2 nous rend furieux et furieuses

Le 17 septembre 2004 ouvre MC2, la nouvelle Maison de la Culture de Grenoble. L’ancien Cargo est agrandi et devient ainsi, après la Nef-Chavant, la patinoire ou encore le stade, une arène de plus dans la vitrine mégalomane des élu-e-s grenoblois-es. Le chantier aura été plus long et coûteux que prévu : six ans de travaux, 42 millions d’euros, 28 licenciements… Mais les élu-e-s, unanimes, défendront jusqu’au bout ce projet de prestige, par une solide propagande et avec le soutien des médias locaux. La politique culturelle municipale, proche des logiques d’entreprise, mise sur ce phare de la Culture avec un grand C, pendant qu’elle essaye de vendre le Rio, normaliser le 102 ou encore expulser les 400 Couverts. Quelle place restera-t-il pour des lieux et des projets plus modestes et plus ouverts, pour d’autres manières de concevoir la “culture” ? Ci-après, un texte plus détaillé sur l’historique du projet MC2 et les raisons de notre désaccord.

1968 : la Maison de la Culture de Grenoble, également surnommée « Cargo », est inaugurée par Malraux. On raconte de ses premières années qu’elles sont fastes, effervescentes, populaires… Mais le temps passe et l’image du Cargo se ternit. « Revient comme un leitmotiv l’idée que l’établissement est réservé à une certaine élite, qu’il n’est pas assez démocratique. »(1) Son architecture, conçue par André Wogenscky et « régulièrement citée au nombre des architectures qui comptent dans la création de l’après-guerre »(2), n’évoque guère un théâtre facile d’accès, mais davantage une « cathédrale des temps modernes »(2b). Elle comprend un « théâtre mobile » peut-être « novateur », mais qui n’aura servi que 2 fois en trente ans. Et puis, elle aura été victime de l’amiante, le poison bon marché de ces années-là, témoin non pas d’une époque arriérée, mais de logiques économiques toujours aussi vivaces et meurtrières aujourd’hui.

1994 : Balladur vient inaugurer le nouveau Musée de Grenoble, et en profite pour promettre au maire de l’époque, Alain Carignon (RPR, emprisonné quelques mois plus tard pour détournement de fonds), que l’Etat soutiendra financièrement une restructuration du Cargo. En 1995, une esquisse du projet est rendue publique.

1998 : Le Cargo ferme pour travaux. Michel Destot (PS-CEA) a remplacé Alain Carignon à la mairie et, en bon manager, se dit animé par « un enthousiasme fort, une ambition à l’image de celle de Malraux en 68 »(3). Son adjoint à la culture, Jean-Jacques Gleizal, continue à porter le projet, qui revient donc à rénover et agrandir le Cargo. On prévoit 30 mois de travaux pour un coût de 33,5 millions d’euros, et pour que la surface du monument passe de 15000 à 21000 m2. Un chantier gigantesque en perspective… Et cher. Le musée de Grenoble a coûté à peu près la même somme. La seule reprographie des dossiers de candidature pour l’appel d’offres a coûté 63000 euros (3b). Pour avoir un ordre d’idées, en 2002 la ville avait un budget de 37750 euros pour les 4 théâtres municipaux réunis (et encore, Safar, nouvel adjoint à la culture, annonçait fièrement au Dauphiné Libéré, le 23/5/2003, que cette somme avait doublé par rapport à 1998).

2000 : Le chantier est censé se terminer… Il n’est toujours pas commencé. Des ennuis émaillent les travaux : découverte d’amiante supplémentaire, sous-estimation des risques sismiques… Le coût du chantier augmente et nourrit la polémique : on en est maintenant à 36,8 millions d’euros. Destot tempère, prévisible : « on peut être légitimement inquiet mais il convient d’avoir de l’ambition »(4). Il déclare : « En tant que maire de Grenoble, je ferai en sorte que le coût des travaux reste dans l’enveloppe que nous nous sommes fixés. Et je peux vous assurer que je maintiendrai cette position ! »(5) En réalité, au terme du chantier, les collectivités publiques auront déboursé 42 millions d’euros (2b). « J’avais averti qu’il y aurait des surcoûts » rappelle Caracache, ancien directeur du Cargo. Mais la ville est emportée dans son élan pharaonique : « toutes les alertes que j’avais déclenchées n’ont été suivies d’aucun effet. »(6)

Non contente de remanier le bâtiment, la ville restructure le personnel comme dans une vulgaire entreprise. Elle nomme une nouvelle directrice, Yolande Padilla, qui « doit être avant tout une personnalité »(7), et qu’elle remercie quelques mois plus tard. Elle essaye de fusionner les trois structures qui occupent les locaux (8) et de licencier 28 des 56 salariés, qui réagissent aussitôt. Caracache, fraîchement limogé, commente : « Une fusion qui est absurde, qui est coûteuse et est à l’origine de ce qui va devenir une usine à gaz. »(6) « On licencie 25 personnes pour un déficit de 153002 francs qui aurait pu être évité. (…) On ne jette pas les gens à la rue comme ça. (…) Ce plan social est stupide autant qu’injuste. Et je pèse mes mots. »(6) A la fin de l’année, accablée de critiques, la mairie fait machine arrière quant à la fusion, et maquille ses licenciements en départs négociés.

2004 : Le Cargo est rebaptisé MC2, son statut juridique est maintenant celui d’un EPIC : Etablissement Public de Coopération Culturelle à caractère Industriel et Commercial. Il est prêt à ouvrir. La ville offre un « accès libre » à la population, un week-end entier de spectacles gratuits, un chanteur de renommée nationale pour drainer les masses, peut-être le ministre de la Culture en guest-star… Une célébration démesurée (elle coûtera 1 million d’euros (8b)), à l’échelle des prétentions de la municipalité, obsédée par le prestige de « sa » ville.

Tout au long du chantier du Cargo, les démonstrations d’orgueil se sont succédées dans les médias locaux et institutionnels. Avant même de commencer les travaux on s’empresse de rappeler que « le Cargo de Grenoble est d’ores et déjà l’un des cinq ou six théâtres les plus perfectionnés de France »(2). Puis on acclame « le plus important projet culturel de cette fin de siècle en France après le Centre Georges Pompidou »(9) ou mieux, ce « projet phare de la culture du XXIème siècle »(10). Les élu-e-s vendent leur MC2 comme des hommes d’affaires, à coups de « pôles », de « points forts », « d’ambition », « d’innovation »(11). Le Monde ironise presque là-dessus, en mentionnant au sein de la future Maison de la Culture « un pôle musical “fort” (…) sans que l’on sache quel sens prend aujourd’hui ce qualificatif. »(12) Mais politicien-ne-s, journalistes et pontes de la culture locale continuent de plus belle, et se répondent dans une sérénade d’auto-félicitations. « Cette maison de la culture sera un objet culturel superbe »(5), « il faut qu’on donne envie aux gens de venir de la France entière »(13), « cet équipement majeur de la capitale des Alpes »(14).(15) Rien que ça. Mais à quoi mène, à quoi sert un tel gigantisme ? Les élu-e-s glissent quelques indices. « Un ambitieux projet culturel dont le rayonnement permettra de tirer Grenoble vers le haut »(16), « nous avons besoin de grands équipements culturels qui puissent faire de Grenoble une grande ville à l’échelle européenne. »(17) On commence à comprendre. C’est peut-être pour la culture avec un grand C qu’on paye 42 millions d’euros… Mais c’est avant tout pour nous retrouver au nombril du monde.

Nos élu-e-s, comme la plupart des politicien-ne-s du monde occidental, sont malades de façadisme. Grenoble doit soigner son « image », « rayonner », « exister au plan européen », ravaler sa façade, même si ça doit nous coûter des fortunes. Mais qu’y a-t-il derrière la façade ? Que fait-on de la vie des habitant-e-s de Grenoble, avant de vendre la ville à l’extérieur ? Que sacrifie-t-on, dans cette vie-là, dans cette qualité de vie, pour ces magistraux liftings ? On tranche un parc, espace commun et gratuit, pour un stade qui fera joli à « l’entrée de ville ». On gaspille des millions pour une MC2, « poids lourd (…) bardé de nouvelles technologies et de moquette neuve »(18), car en fin de compte c’est « une vitrine capitale »(19) pour la ville. On lance toutes sortes de projets pharaoniques (bientôt les JO d’hiver…), comme autant d’opérations de communication. « Monumentale, Grenoble l’est certainement » déclare la mairie dans le même numéro de ses « Nouvelles » qui célèbre l’ouverture de MC2. Mais qu’est-ce que ça peut nous faire ?

La « culture » elle-même, puissante, élégante, indétrônable, flatte le prestige de la ville ainsi que ses élu-e-s. « Il est souvent plus attrayant pour les commanditaires publics de pencher pour des oeuvres et des projets qui visent à consolider leur légitimité que pour des oeuvres qui viseraient des objectifs plus désintéressés. C’est dans la nature du pouvoir que de vouloir se légitimer, et l’art est une des manières d’y parvenir. (…) Le monumentalisme trouve lui aussi sa raison d’être dans la légitimation d’un pouvoir, jusqu’à nos présidents actuels qui trouvent dans les grandes oeuvres architecturales, artistiques ou culturelles, leur visibilité auprès du public et de la postérité : Georges Pompidou avec la construction du centre qui porte aujourd’hui son nom, François Mitterrand avec la Bibliothèque Nationale de France et la Pyramide du Louvre, Jacques Chirac aujourd’hui avec le musée des Arts Premiers. »(20)

Les autres raisons invoquées par les élu-e-s pour cette dépense inouïe d’argent public ne sont pas bien convaincantes. Le discours politicien sur MC2 se répand en belles paroles et en déclarations d’intention, ce qui prouve une fois de plus que cette profession correspond avant tout à un job de communicant-e, sinon de poète. Ce serait à s’y méprendre, si les faits n’étaient pas là pour contredire brusquement les discours fleuris et démagogiques.

« Montrer les pratiques culturelles et la diversité du champ culturel. Notre souci : tous les publics doivent accéder à la culture. La culture doit jouer un rôle social, économique, d’animation bien sûr, et participer à la dynamique d’une ville. Cette ambition ne se limite pas aux grands équipements, et il est important de montrer ce que mettent en place, quotidiennement, des associations, des collectifs, des artistes. »(21) «Un des premiers objectifs de la Ville de Grenoble est de favoriser un plus large accès à la culture en donnant à chacun la possibilité de faire de vrais choix artistiques et culturels, grâce à une offre diversifiée et une politique tarifaire incitative. Elle soutient ainsi les différentes démarches artistiques, les expressions contemporaines et les lieux culturels, dans toute leur diversité. »(22)

Tout un programme. Mais comme l’a dit tel habitant à une réunion publique, « c’est pas parce que la Maison de la Culture sera de plain-pied que ça va rendre la culture plus accessible »(23). La « politique tarifaire incitative », tenez, à quoi ça correspond au juste ? A des prix assez classiques somme toute, de 9 à 35 euros, qui renverront à la maison les chômeurs et chômeuses, étudiant-e-s fauché-e-s et autres familles nombreuses un peu trop friand-e-s de « culture ». Qu’on ne vienne pas nous raconter qu’il manque de l’argent dans les caisses pour rendre ces prix plus accessibles… « Quand le Cargo (…) invite Zingaro (il n’est pas question ici de parler du contenu artistique de cette opération), il accepte de “perdre” 150.000 euros car en retour il aura 25000 personnes. Pure opération de prestige. Alors que ce même Zingaro pouvait rentabiliser son opération en restant 7 ou 10 jours de plus. Il s’agit donc d’une entreprise culturelle capable de s’autofinancer qui n’a pas besoin d’argent public. Encore une fois, on tombe face à l’équation classique du monde économique actuel : privatiser les bénéfices et nationaliser les pertes. »(24) MC2 n’est donc peut-être pas dans des logiques aussi nobles qu’on le prétend. La programmation annoncée est une succession de grands spectacles, de grosses pointures, « les grands succès parisiens qu’on fait descendre en province ». La municipalité le dit elle-même : « Recevoir des “piliers” de la création artistique », « Une ambition qui va grandir de saison en saison, en accueillant les temps forts artistiques les plus pertinents et les plus actuels. »(22) Un florilège de bouts de culture industrielle, centralisée, pour répondre au fier souci… de remplir la salle, de « tripler la jauge », de faire dans la rentabilité. Car comme notre bon maire l’a lui même proclamé sans ambages, « l’excellence culturelle va de pair avec le développement économique »(25). L’argent, nerf de la guerre sociale…

Le collectif Ici-même prévient : « les équipements immenses comme le Cargo ne peuvent justifier leur existence qu’en drainant un maximum de public, donc leur programmation change, forcément : les formes proposées doivent a priori plaire au plus grand nombre. – Va-t-il rester de la place pour les projets “à risque”, pour des formes moins connues, pas encore légitimées ? »(18) Bonne question… surtout quand on voit comment la mairie traite en ce moment avec le 102, salle d’activités indépendante et autogérée, âgée de 20 ans et originellement squattée, dont la programmation, unique à Grenoble, présente des musiques et images expérimentales. La municipalité lui propose une nouvelle convention, avec sa licence d’entrepreneur du spectacle, son lot de salariés et de vigiles, qui va de ce fait clairement à l’encontre de l’esprit du lieu… Bel effort pour défendre la « diversité de l’offre culturelle ». Les autorités ne comprendront manifestement jamais, ou feront toujours semblant de ne pas comprendre, que les normes institutionnelles ne sont pas de simples cadres, innocemment déposés autour d’activités, mais qu’elles ont une incidence véritable sur le contenu même de ces activités. Leur principal souci n’est pas de connaître et de comprendre la démarche des « acteurs culturels » de la ville, mais de les gérer, et si besoin est, de les réintégrer dans une normalité contrôlable.

Autres termes culottés, utilisés par la municipalité pour vendre MC2 : ceux de « débat » et d’ « idées ». Destot parle d’un « lieu d’échanges et d’idées »(16). « Les mots-clés seront interdisciplinarité, dialogue des arts, transversalité, ouverture, curiosité, compagnonnage, débat, production d’idées. »(26) Gleizal n’hésite pas à dire qu’on « ne peut plus envisager une activité culturelle et artistique en les coupant du débat qui fait la société »(27). Le journal de propagande de la mairie, les Nouvelles de Grenoble, présente Padilla, la nouvelle directrice du Cargo, fraîchement arrivée d’Espagne fin 99, comme une personne qui « sent » et apprécie « la capacité de se remettre en question » qui existe « dans cette ville active, ouverte au débat ». Les quelques mois qui ont suivi, avant son licenciement rapide, lui auront peut-être appris à voir au-delà de cette image superficielle, flatteuse et dramatiquement fausse, brandie par les élu-e-s pour nourrir le mythe grenoblois… On a bien vu les furieux monologues de la municipalité au sujet des nano-technologies, ou encore les débats musclés avec lesquels elle a réglé la question du stade.

Aujourd’hui, alors que ce merveilleux lieu de curiosité qu’est MC2 voit le jour, la mairie prépare l’expulsion de la traverse des 400 Couverts. Agé de presque trois ans, ce squat, habité par 24 personnes, propose des événements, des espaces, des ateliers, autour d’expérimentations et de valeurs comme l’écologie pratique, l’autogestion, une « culture » non-marchande (soirées et spectacles à prix libre), des questionnements politiques, une convivialité à l’échelle du quartier… On lui préfère une opération immobilière : 32 appartements, dont 12 logements sociaux et le reste à vendre. L’excuse de la mairie pour vendre des appartements dans ce quartier particulièrement rentable, c’est que les bénéfices ainsi récoltés pourront financer d’autres programmes de logements sociaux de la ville. Ah. Ainsi la ville manque d’argent. Elle construit un stade prestigieux, prévoit un tunnel sur la Bastille, arrose Minatec et compagnie, réclame des Jeux Olympiques d’hiver, s’offre un paquebot magistral en guise de maison de la culture, se vautre dans la mégalomanie, et ose accuser 24 squatteurs et squatteuses de causer un obstacle injuste et insurmontable à son budget de logement social. De qui se moque-t-on ??… Et puis, comment peut-on prétendre œuvrer pour le logement à Grenoble en expulsant un squat, en ajoutant 24 noms sur les listes de demandes de logements sociaux ? On ne fait que déplacer le problème… Comment peut-on se dire ouvert au débat, quand on préfère envoyer un huissier plutôt que de s’intéresser une seconde aux problématiques qu’un squat pose à la ville, et de comprendre peut-être que les 400 Couverts, qui ne coûtent pas un centime de subventions, c’est déjà un logement social, pensé et pris en main par ses habitant-e-s, bien plus « transversal » et « décloisonné » que les enfilades standard de petits appartements dans les tours HLM et les immeubles en « mixité sociale ». Faut-il comprendre que la « transversalité » et la « remise en question » doivent être l’apanage des milieux de l’art et de la culture, et que les « vrais bons pauvres » sont ceux qui ne prétendent pas les revendiquer pour leur vie quotidienne ? Le comble de l’hypocrisie éhontée de la municipalité à ce sujet, c’est le billet paru en juillet dernier dans les « Nouvelles de Grenoble », au moment même où elle accordait un permis de démolir pour la traverse des 400 Couverts. Elle y glorifiait une exposition sur les expériences communautaires de l’après-68, vantant « le laboratoire social qu’était Grenoble à cette époque »(22)… Les 400 couverts auront-ils droit à leur expo émouvante et jolie, trente ans après leur pure et simple destruction ? Et pourquoi pas dans le hall de MC2 ?

Gleizal énonce en 98 un autre mensonge officiel quant à MC2 et la politique culturelle de la ville : il promet de « faire en sorte que l’environnement du Cargo soit suffisamment fort pour que le Cargo ne crée pas un désert autour de lui »(28) On appréciera l’ombre d’un doute qui paraît aussitôt dans le journal Divers cités : « on entend (…) parler de solutions permettant aux petites structures de ne pas prendre froid à l’ombre d’un monstre culturel bientôt consolidé, mais rien de très précis »(29)… Des intermittent-e-s grenoblois-es émettent des soupçons plus clairs encore. L’ouverture de MC2, cet éventuel « super théâtre municipal pour coups médiatiques »(30) marquera-t-elle l’atrophie du théâtre de proximité ? Les financements municipaux, concentrés sur le nouveau Cargo et son budget colossal (6,7 millions d’euros par an)(2b), sur l’invitation de spectacles internationaux, délaisseront-ils les petites compagnies et les salles de quartier qui les accueillent ? Les miettes qu’on accordera aux « artistes » locaux seront-elles plus qu’un simple instrument de contrôle ? Autre chose qu’un petit subside pour s’assurer de leur dépendance, de leur maintien inconditionnel dans des circuits légaux et prévus, de la prolifération du logo de la mairie, d’une réserve de matière pour étayer la propagande et le mythe municipal ? Car « en gros, à la mairie, pour un théâtre, mieux vaut faire moins et communiquer plus ! »(31)

Ne craignez rien, continuent les élu-e-s avec leurs déclarations d’intention. Pour preuve, nous allons lancer, cette même année 98, le Plan théâtre, pour soutenir et « mettre en réseau » les 4 salles municipales de théâtre déjà existantes. Il s’agit d’un « axe principal de redynamisation du spectacle vivant », avec un objectif « d’aide à la création et à la diffusion en complémentarité avec le Cargo dès le « hors les murs » et après sa réouverture ». Mais en 2003, sur les 4 théâtres concernés, l’un (Prémol) ne diffuse plus aucun spectacle, et un autre, le Rio, paraît sur le point d’être fermé et vendu. Les directeurs et directrices de 3 salles grenobloises alertent le public en mai 2003, par un communiqué qui demande entre autres aux élu-e-s : « Envisagez-vous sérieusement la fermeture des salles les unes après les autres ? »(32) Un groupe de personnes, en cette période de lutte des intermittent-e-s, décide d’occuper le Rio, mécontent du sort qui lui semble réservé. L’occupation, ouverte à tous et toutes, dure deux mois et accueille dans le théâtre, outre la vie quotidienne, des discussions, des projections, une bibliothèque engagée, une cantine autogérée… Safar, nouvel adjoint à la culture, essaiera maintes fois de rassurer l’opinion publique : « Nous ne fermerons aucune salle, pas plus le Rio que le 145 »(33), ou encore : « On serait fou de fermer [le Rio] alors que la Maison de la Culture va ouvrir »(34). N’empêche. D’après le Dauphiné libéré, « l’idée avancée ces temps-ci dans les couloirs de l’Hôtel de ville [est] de “réajuster” les objectifs de départ un peu trop “ambitieux” du Plan théâtre, de “faire un peu moins mais mieux”. »(33) L’ambition, c’est très bien connoté quand il s’agit de MC2, moins quand il s’agit de plus petits théâtres. Un occupant du Rio, Fabrice M, flaire en somme la tendance, et conclut : « Grenoble pourrait bien parvenir à la situation de billetterie unique pour le spectacle vivant : celle du Cargo. Une situation à l’amère saveur d’un totalitarisme culturel au service du prestige politique local, un “recentrage” (terme utilisé par la municipalité en opposition à “émiettage”) des moyens qui tourne à l’élagage, et une atteinte catastrophique à la diversité culturelle à travers l’unicité de programmation. »(35) C’est dans l’été 2004, enfin, que les Nouvelles de Grenoble annonceront ce que beaucoup pressentaient, à l’exact opposé des déclarations pourtant « très claires » de Safar, qui pensait peut-être pouvoir mentir en douce pour calmer la protestation, assez longtemps avant que la vérité n’apparaisse. «La municipalité est en discussion avec l’éditeur Jacques Glénat, qui propose d’implanter le siège social de son groupe dans l’ancien couvent Sainte-Cécile, ce qui nécessiterait un déménagement du théâtre Le Rio. »(22) L’article parle de « déménagement » sans évoquer sa destination, et escamote habilement le terme de « vente ». Mais Glénat, rapace autochtone de l’industrie du livre, faisait depuis longtemps les yeux doux à la mairie au sujet du Rio : c’était la seule parcelle occupée d’un magnifique couvent, en très bon état, récemment abandonné par l’armée. Il ne lui manquait que celle-ci pour racheter l’entier pâté de maisons, et parachever un orgueilleux et juteux projet de méga-siège social et de musée de la BD, dans la totalité de l’ancien couvent. Exit le Rio, et que vive le commerce !

Toute l’histoire de MC2 est donc une série de mensonges démagos, d’effets d’annonce, de délires mégalomanes. Ce sont bien les caractéristiques de nos démocraties illusoires. Les élu-e-s disent « nous sommes la démocratie », nous disons : « un bulletin dans l’urne tous les cinq ou sept ans, ce n’est pas la démocratie. Nous n’avons pas choisi que notre argent soit gaspillé dans un stade, dans MC2, dans des nano-technologies dont nous ne maîtrisons pas le sens. Les choix qu’on nous laisse dans cette société sont des choix de pacotille ». « Réglementée par un ensemble répressif, la liberté peut devenir un instrument de domination puissant (…). Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse – si pour cela on doit être aliéné ». C’est Marcuse qui le dit.

Qui s’est opposé-e à MC2, parmi les élu-e-s ? Personne. Unanimité complète. La droite s’abstient (parfois) pour la forme, pour jouer son rôle d’opposant, mais nous n’oublions pas que c’est elle qui a lancé l’idée d’un nouveau Cargo, c’est elle qui a fait démarrer la chose, c’est elle qui porte le plus fièrement les valeurs qu’exprime le projet MC2. Quant aux communistes, ils et elles donnent leur « accord de principe » (alors que c’est bien le principe qui pose problème !!). « Michel Vannier (PCF) estimait que la requalification du Cargo élargirait l’accès à la culture »(36). L’ADES (écolos) en reste à sa position classique d’aiguillon technicien du pouvoir, ne contestant jamais le projet dans son ensemble (le jugeant même « intéressant » dans son journal)(37), insistant seulement pour que des modifications lui soient apportées, certes importantes dans l’absolu. Par exemple, Avrillier signale dès 98, en conseil municipal, que personne n’a songé, dans le permis de construire de MC2, à un accès pour les personnes handicapées (38). Les architectes rectifieront le tir, et la municipalité renversera l’affront de cet oubli, en remplissant une page d’un supplément culture spécial MC2 (22) de considérations sur l’accessibilité, comme si cette cause avait toujours été le premier de ses soucis…

La classe politique grenobloise proclame donc son unité derrière MC2. Faut-il chercher la « pluralité d’opinions » dans les médias locaux, soi-disant meilleurs amis de la démocratie ? Rien à faire : le Dauphiné libéré, qui a le monopole sur la presse quotidienne locale, annonce la couleur dès 98, au milieu d’un article dithyrambique sur la programmation de la maison de la culture : « le Cargo sait pouvoir compter sur deux partenaires qui ont décidé de l’accompagner durant les trente mois du Hors les Murs, à savoir le Dauphiné libéré et GEG »(39) C’est dans la poche : un sponsor ne fera certainement pas de la mauvaise publicité à son protégé. Le Dauphiné enchaîne en effet les articles complaisants, passe notoirement sous silence l’occupation du Rio, ne recopie au sujet des 400 Couverts que les communiqués de la mairie. Il célèbre les travaux par des titres pas vraiment neutres : « Le Cargo, tout fiérot tout beau »(40).

Le soutien peu surprenant des médias locaux, c’est une aubaine pour la municipalité et sa stratégie de communication. Reste à faire prendre la sauce. Prenant ses rêves pour des réalités, Destot déclare « nous portons une grande ambition populaire »(41). Le maire, qui ferait mieux de garder ses ambitions pour lui, sait très bien que le Cargo n’est plus vraiment populaire, mais il sue sang et eau pour persuader le peuple de le suivre : « il faut poursuivre le débat avec la population, la convaincre du bien-fondé de ce très important investissement et lui faire comprendre que solidarité sociale et rayonnement d’une ville ne sont pas antinomiques mais véritablement complémentaires. »(42) Joli concentré de la politique made in Destot, où l’on remarque que « poursuivre le débat » revient à « convaincre la population ». Même les conseillers municipaux s’y perdent : alors que l’adjoint à l’urbanisme de Battisti, en 99, dit abruptement : « la concertation existe »(23), il tempère ses ardeurs en réunion publique, prononçant une phrase mémorable sur l’intérêt discuté des pétitions : « Il y a certes une pétition de 700 signatures pour [le maintien de la passerelle du Cargo], mais ce n’est pas suffisant, puisqu’ailleurs 12000 signatures contre un projet ne nous font pas renoncer [ndlr : pour le complexe Nef-Chavant en centre-ville] »(43) (Pour mémoire, en juin 2004 la municipalité se gaussait du succès prétendument extraordinaire d’une concertation où 7000 grenoblois-es avaient donné leur avis quant à l’aménagement du futur parc Mistral – sans bien sûr que la présence du stade puisse être remise en question). En 2002 Safar lui-même « reconnaît qu’un débat public a manqué »(44). Et Caracache, l’ancien directeur du Cargo, parle d’un « projet qui est resté trop longtemps entre les mains de quelques spécialistes. »(45) Pas très démocratique, tout ça.

Qu’à cela ne tienne ; l’important est de gagner l’opinion publique, en faisant appel au passé glorieux de l’équipement culturo-naval. « C’est une très grande maison de création, c’est avec cette histoire qu’il faut renouer. »(46) « Roger Caracache exhorte les Grenoblois à “retrouver la fierté de cette maison. On est regardé dans la France entière avec envie. Et ce qui est en train de se passer en ce moment est l’équivalent de ce qui s’est passé en 1968” »(47) Les grenoblois-es doivent aimer MC2. « Je voudrais qu’ils se l’approprient et qu’ils en soient fiers »(27) prie Gleizal en 99. Désolé Jean-Jacques. Nous n’en sommes pas fier-e-s, pas tou-te-s en tout cas. Il y a au moins une partie des Grenoblois-es, peut-être plus que tu ne le crois, qui voient dans MC2 la marque d’un vol. Et qui la vomissent.

Quel est donc le sens de ce gigantesque investissement ? Pourquoi, après la Nef-Chavant, après le stade, la mairie de Grenoble poursuit la construction de véritables arènes ? Dès l’origine, la grande salle du Cargo « avait été conçue selon les idées de Jean Vilar pour qui les représentations théâtrales devaient se vivre comme une grande messe ». Des arènes, des lieux démesurés, où se rassemblent les masses pour consommer un même divertissement… Où l’on croit être ensemble, alors qu’on ne se rencontre pas. Où l’on croit vivre quelque chose, alors qu’on ne fait qu’applaudir ou hurler des slogans. Où l’on achète du rêve avant de rentrer sagement au turbin le lendemain. Où l’on reste spectateurs et spectatrices, comme dans tant de domaines de notre vie. Michel Destot dit « La culture c’est l’auto-défense de la collectivité »(39) Mais Adorno et Horkheimer ajoutent : « plus les positions de l’industrie culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les discipliner ». L’internationale situationniste rappelle que les spectateurs ne trouvent pas ce qu’ils désirent, mais croient désirer ce qu’ils trouvent… « L’art ne peut avoir de signification vitale pour une civilisation qui élève une barrière entre la vie et l’art, et collectionne des produits artistiques comme des dépouilles d’ancêtres à vénérer »(49).

Nous ne voulons pas de MC2, nous ne voulons pas de ce monument, de ce gaspillage de moyens, de cette verrue culturelle posée au milieu de nulle part, de sa place de choix dans la vitrine de Grenoble, nous ne voulons pas de cette vitrine d’ailleurs, nous ne voulons pas perdre les autres manières de vivre la « culture » à Grenoble, nous ne voulons pas de cette classe politique unanime, démago, mégalo, nous ne voyons pas l’utilité d’une classe politique.

Nous voulons que le 102 continue à exister comme ils et elles l’entendent, nous voulons que la traverse des 400 Couverts reste en place, nous voulons l’abandon des projets pharaoniques de la mairie (parc d’attraction à la Bastille, tunnel sous la Bastille, Minatec, Jeux Olympiques…), nous voulons limoger les experts en communication de la mairie, construire une véritable démocratie, répandre une « culture » critique par rapport aux pouvoirs existants, institutionnels, économiques, par rapport à la façon dont une société dispose de ses ressources et moyens, nous voulons une « culture » de responsabilité, de solidarité et d’auto-détermination, nous voulons que la créativité puisse se répandre parmi des gens et dans des lieux plus nombreux, plus divers, entièrement mêlée à la vie quotidienne, nous voulons affirmer que les revendications les plus réalistes sont celles qui abordent le fond des problèmes sociaux plutôt que de repousser maladivement leur résolution, leur transformation.

Quelques insoumis-es à cette citoyenneté mortifère
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sortidserre [at] no-log [point] org
Quelque part dans un squat de Grenoble, le 16/9/2004, la veille de l’inauguration de MC2

L’important c’est le contenu de ce texte, pas sa source. Signer nos textes ne nous semble rien apporter d’essentiel, ni à eux ni à nous. L’anonymat est un choix politique, l’un de nos assauts contre la propriété intellectuelle, l’un de nos actes gratuits pour un savoir réellement libre et collectif. Cet anonymat n’est pas une fuite : nous restons joignables par une adresse électronique ; vous pouvez nous y envoyer des critiques, et nous en discuterons d’égales à égaux.

Pour approfondir le sujet, on peut visiter certains sites internet très intéressants :
– Critiques des nécro-technologies à Grenoble : http://piecesetmaindoeuvre.com
– Critique du multiplexe la Nef-Chavant : http://pmo.erreur404.org/poubellesdegrenoble.htm
– Le mouvement squat à Grenoble : http://grenoble.squat.net
– Projets et collectifs alternatifs à Grenoble : http://inventati.org/nebuleuse
– Présentation de la critique situationniste de l’art : http://infokiosques.net/11

Notes
1 Divers Cités
2 Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, 20/3/98
2b le Monde, 18/09/2004
3 Les Nouvelles de Grenoble, 4/99
3b Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, 29/9/2000
4 Le Dauphiné Libéré, 4/5/99
5 L’Essentiel de Grenoble et de l’Isère, 25/10/2000
6 Roger Caracache, dans le Dauphiné Libéré du 26/9/2000
7 Michel Destot, dans le Dauphiné Libéré du 4/5/99
8 Maison de la Culture, Centre Dramatique National des Alpes, Centre chorégraphique national de Grenoble
8b Le Dauphiné Libéré, 20/1/2004
9 Les Nouvelles de Grenoble, 7/99
10 Isère magazine, 5/99
11 Un exemple dans les Nouvelles de Grenoble d’avril 99 : ” Notre ambition est de construire la maison du XXIème siècle, un établissement de type nouveau, véritablement pluridisciplinaire et interdisciplinaire, habité durablement par des artistes, attentif à l’évolution des pratiques culturelles, engagé dans l’innovation et la production d’idées, inscrit dans les réseaux locaux, nationaux et internationaux. ” Un autre exemple dans les Affiches de Grenoble et du Dauphiné du 29/9/2000, une citation de Destot : ” un projet culturel et artistique dont le point fort est de développer un pôle musique et un pôle création “.
12 Le Monde, 25/12/2000
13 Laurent Pelly, dans les Nouvelles de Grenoble, 7/98
14 Le Dauphiné Libéré, 2/7/2002
15 d’autres exemples, ” en situant la Maison de la Culture parmi les grandes scènes nationales de France “, dixit B. Pouyet, dans le Dauphiné Libéré du 13/10/99 ; ” la Maison de la Culture est l’un des grands enjeux de l’échiquier culturel français “, R. Rizzardo, les Nouvelles de Grenoble, 6/99
16 Destot au conseil municipal, les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, 21/5/99
17 Gleizal, dans l’Essentiel de Grenoble et de l’Isère, 27/12/2000
18 Ici-même, les Paysages étaient extraordinaires, éd. Tous travaux d’art, 4/2004
19 Le Monde, 22/1/2000
20 Arnaud Fourrier, l’Art dans l’espace public dans l’aménagement du territoire, DESS action artistique, politiques culturelles et muséologie, Université de Bourgogne, 2001
21 Safar, les Nouvelles de Grenoble, été 2004
22 Les Nouvelles de Grenoble, été 2004
23 Le Dauphiné Libéré, 27/1/99
24 CNT communication culture spectacle 38, Bulletin de liaison intermittente à compléments multiples, mars-avril 2004
25 Michel Destot, in le Monde, 22/1/2002
26 Les Nouvelles de Grenoble, 7/98
27 Le Dauphiné Libéré, 14/1/99
28 Le Dauphiné Libéré, 21/10/98
29 Divers cités, 11/98
30 Jean Pagneux, in Divers cités, 11/99
31 Lotfi Achour, in Petit Bulletin, 4/6/2003
32 Lotfi Achour (rio), Geneviève Lefaure (600), François Delfino (145), 22/5/2003
33 Le Dauphiné Libéré, 23/5/2003
34 Le Dauphiné Libéré, 4/6/2003
35 Fabrice M, Pourquoi j’occupe le Rio ?, 6/1/2004
36 Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, 21/5/99
37 Le Rouge et le Vert, 1/2003
38 Le Dauphiné Libéré, 21/10/98
39 Le Dauphiné Libéré, 28/7/98
40 Le Dauphiné Libéré, 2/7/2002
41 Les Nouvelles de Grenoble, 6/99
42 Le Dauphiné Libéré, 18/5/99
43 Le Dauphiné Libéré, 8/1/2000
44 Le Monde 22/5/2002
45 Le Dauphiné Libéré, 26/9/2000
46 Orier, nouveau directeur de MC2, in les Nouvelles de Grenoble, été 2004
47 Le Dauphiné Libéré, 12/5/99
48 Le Dauphiné Libéré, 28/7/98
49 Internationale situationniste n°8

Quelques insoumis-es à cette citoyenneté mortifère

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