L’interview ci-dessous a été utilisée (et publiée en annexe) pour le mémoire de maîtrise de Sébastien Schifres « La mouvance autonome en France de 1976 à 1984 » (Université Paris X, Nanterre, Histoire contemporaine et socilogie politique, 2004).
Le mémoire en question est disponible en intégralité sur http://sebastien.schifres.free.fr
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ENTRETIEN AVEC STEPHANE
(pseudonyme, 29/01/2004)
Stéphane n’avait que 16 ans en 1977. On peut donc dire qu’il fait partie de la seconde génération du mouvement autonome. Cependant, son témoignage permet d’illustrer l’apparition de premiers groupes autonomes dès 1975. Ces groupes de collégiens ne se réclament pas encore de l’Autonomie mais ils en ont déjà toutes les caractéristiques. Stéphane participe réellement au mouvement parisien à partir de 1978. Il ne se réclame alors d’aucune idéologie. Cependant, de par ses références théoriques, Stéphane se rapproche de l’ultra-gauche et des courants post-situationnistes qui participent à la mouvance autonome comme les « Fossoyeurs du Vieux Monde ». Le témoignage de Stéphane est aussi intéressant pour sa description des squats autonomes parisiens.
A partir de quand as-tu commencé à faire de la politique ?
STEPHANE : Je m’en rappelle, c’était en troisième, à la fin du Collège (1975-1976). On était un petit groupe, il y avait un peu de tout, des filles, des garçons, certains ensuite ont viré aux Jeunesses Communistes (d’autres comme moi ont évidemment refusé d’aller se mettre là-dedans). Nos activités à cette époque-là consistaient en grande partie à détruire tout ce qui concerne les campagnes électorales, à faire des bombages partout où on pouvait sur les murs du CES ou du lycée qui était juste à côté. Moi, j’étais à Fontenay-Sous-Bois. Ce qui se passait dans les CES dans lesquels on était, c’est qu’il y avait des surveillants qui étaient des militants, des gauchistes pour la plupart (et d’autres qu’on va retrouver après dans l’Autonomie, c’était rigolo). Et donc, on était tout le temps en discussion avec eux, et aussi avec deux-trois profs qui étaient bien speeds. On bombait, je me rappelle à l’époque, les premiers bombages qu’on a fait, c’était le bombage situ « Ne dites plus « Bonjour monsieur le professeur », dites « Crève salope ! » ». On l’avait bombé à l’entrée du CES. On bombait aussi vachement des trucs sur la vie : je me rappelle d’un gros « Orgasme » qu’on avait bombé en bas dans le hall du CES, ou alors à l’occasion de visites : il y avait la visite d’un inspecteur d’académie pour une inauguration, on avait mis des bombages d’insultes de toute l’Administration scolaire, contre le recteur, contre le directeur du CES… Pendant la loi Haby (il y avait un projet de loi), j’étais en troisième. On a réussi à faire une petite grève. Au CES, c’était pas simple car on était encore vachement sous la tutelle des parents et des rapports profs-parents. Mais moi j’avais la chance d’avoir un père qui était un vieil anarchiste et une mère qui m’a jamais fait chier, et qui au contraire venaient nous défendre moi et mes potes auprès des profs en disant qu’on faisait ce qu’on voulait et qu’on avait bien raison de protester contre la loi Haby, que c’était une loi dégueulasse : c’est le début des réformes sur la sécurité, sur la pédagogie… A partir de 1975, ils essayaient de nettoyer tout l’esprit soixante-huitard qui avait pu s’installer dans les cadres de l’enseignement (et tout le truc un peu à la cool ça les gênait) et de faire rentrer le monde du travail à l’école. Ca avait été un petit peu délaissé pendant quelques années. Et donc, ils y ont été doucement. Aujourd’hui, c’est les flics qui rentrent dans les écoles : c’était inimaginable à l’époque, c’était pas possible qu’un flic rentre dans un collège. Non seulement les élèves auraient hurlé, mais les profs aussi auraient hurlé : il serait pas rentré, il se serait fait jeté c’est sûr. Ca c’était les premiers trucs. Après, il y a eu le lycée : c’était pendant trois ans à Fontenay-Sous-Bois. C’était une super période parce que la vie au lycée était une grève quasiment illimitée : il n’y a pas eu une année au lycée où on a pas été en grève les deux tiers de l’année, même si on était à dix, des fois on s’est retrouvé à dix à pas aller en cours mais on tenait toujours, on nous a jamais fait chier parce qu’on avait vraiment un rapport de forces différent : on avait un foyer à nous hyper fort, on avait un journal (déjà, c’est marrant), on faisait des affiches, on allait de lycée en lycée. Dès qu’il y avait une exclusion dans un lycée dans la banlieue d’à côté, on allait voir ce qui se passait et on revenait avec les autres élèves : « C’est une honte, il faut se mettre en grève tout de suite ! ». Enfin, de toute façon, toutes les occasions étaient bonnes pour pas aller en cours, pour discuter, pour foutre le bordel quoi. On était forts dans ce lycée parce que nous on était déjà un bon petit paquet, parce que en dehors de nous, il y avait aussi d’autres groupes : il y avait des gauchistes, il y avait des communistes, il y avait les Comités d’Action Lycéens, avec qui on s’entendait pas, mais ça faisait quand même un bouillonnement, il y avait quand même une assise. On était forts des relations avec certains profs qui étaient vraiment tranquilles, qui remplissaient jamais les carnets d’absence parce que ce qu’on faisait ça leur plaisait. On était forts aussi des relations avec tous les surveillants du bahut qui nous soutenaient et court-circuitaient toutes les punitions qu’on pouvait nous coller à cause des absences : il y a eu un trimestre, j’avais 215 heures isolées et 50 demi-journées d’absence. On était forts de tout. On était forts des relations avec tout le personnel : même les mecs qui bossaient à la cantine, on avait fait grève pour eux pendant trois semaines parce qu’ils gueulaient contre leurs conditions de boulot et nous on avait dit qu’ils étaient pas assez payés etc., et on avait fait grève pour eux. Et donc ça faisait un rapport de forces qui était quand même nettement en notre faveur, et ça nous permettait de sortir dans Paris, de se dégager du lycée et d’aller dans toutes les manifs dès qu’il y en avait une : et il y en avait un paquet à cette époque là ! En 1977, c’est l’époque par exemple de la Bande à Baader avec toutes les histoires autour de l’avocat Klaus Croissant. Et nous on allait dans ces manifs là en groupe : on était une trentaine, on retrouvait d’autres gens de d’autres bahuts. Les pions là aussi ont joué un sacré rôle parce qu’ils nous ont présenté encore à d’autres personnes un peu plus vieilles que nous, ce qui fait qu’on a grandi vite dans toute cette ambiance là. Et on allait au carton dans les manifs, de toute façon on venait pour ça. Et je pense qu’il y avait plein de monde comme ça. Enfin, on savait pas encore comment on se définissait, on se définissait pas. Mais ce qu’on savait c’est qu’on aimait pas les cadres, on aimait pas les syndicats (ça je m’en souviens très bien), on aimait pas la CGT, on aimait pas la LCR surtout : c’était nos bêtes noirs, ceux-là quand ils nous attrapaient… On aimait pas les flics bien sûr, mais quand la LCR ou la CGT nous attrapaient, c’était vraiment une partie de plaisir avec quelques-uns d’entre nous qu’ont pris des grosses dérouillées dans les manifs. Mais ça nous a jamais empêché de continuer : toujours on cassait, on gueulait… Le 23 mars 1979 par exemple, on était je sais plus combien : un paquet énorme, énorme !… de gens qui se connaissaient, qui étaient encore tous au lycée : c’est des gens jeunes, il y en avait des beaucoup plus jeunes que nous, super jeunes. En 1980, encore à Jussieu, où je m’en rappelle on a foutu encore… Ca continuait… Mais là j’étais déjà plus au lycée… Il y a eu autre chose, c’est qu’il y avait vraiment tous les âges, tous les âges pouvaient être là : donc du coup nous on pouvait être là aussi. Et après, quand il y a eu des plus jeunes que nous, moi j’avais 17-18 ans, il y avait des mecs qu’avaient 13-14 ans qui venaient là, qui foutaient le bordel comme nous, et puis il y avait des plus vieux, des gens qu’avaient 30 ans… C’est le souvenir que je garde de cet espèce de rassemblement, de mouvement, sans qu’il y ait réellement ou forcément une conscience (c’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas d’écrit d’ailleurs), sans qu’il y ait réellement ou forcément une conscience unique, vraiment directrice de tout ce qui se profilait…Il y avait plein de petits groupes… Tout le monde avait une idée quand même précise, parce qu’on bouquinait vachement aussi en même temps : tout le monde savait qu’on était là pour lutter contre le Capital, contre l’Etat, et qu’on voulait pas se laisser emprisonner, et qu’on voulait pas se laisser prendre au piège ni des partis de gauche bien évidemment, mais pas plus par ceux d’extrême-gauche qu’on sentait bien être là comme un encadrement à la fois idéologique et militaire : c’était des autoritaires, des gros autoritaires.
Tu as dit que vous lisiez beaucoup. Que lisiez-vous comme livres ?
STEPHANE : Oui, on lisait beaucoup. On lisait de tout : on lisait des trucs récents comme les bouquins allemands de la RAF qui circulaient vachement, on lisait des trucs italiens, et puis on lisait aussi des plus vieux : on lisait du Rosa Luxemburg, on lisait du Marx… On essayait d’avoir une culture… On lisait des écrits américains des Black Panthers… On faisait surtout (mais je sais pas si tout le monde faisait ça mais nous on était un gros paquet à faire ça) des soirées collectives, des réflexions comme ça : on se donnait des thèmes, chacun travaillait, se ramenait avec une lecture, et proposait ça. Avec les Black Panthers on l’a vachement fait. Avec Marx aussi on l’a vachement fait. Il y avait toujours deux-trois plus intellos que les autres qui comprenaient plus vite, qui bouquinaient et qui venaient raconter. Ca fait une culture générale qui était d’un bon niveau. Rapidement on a su de quoi on parlait, à la fois d’un point de vue économique : on se demandait, sur la critique de l’argent, pour essayer d’avancer un petit peu, c’est évident qu’on a essayé de comprendre comment ça fonctionnait, qu’est-ce que c’était que cette histoire de plus-value, de valeur d’échange, de valeur d’usage… On lisait aussi les situs, mais les situs c’était encore autre chose, c’était pas pour la théorie les situs, les situs ce qui nous amusait c’était le côté joueur, on aimait bien ça.
Vous formiez donc un petit groupe informel d’une trentaine de personnes dans votre lycée, est-ce que c’est bien cela ?
STEPHANE : Oui, dans le lycée. Et puis à côté avec d’autres, de d’autres lycées. Et puis après on a retrouvé des gens dans des facs, on a retrouvé des gens qu’étaient pas dans les études… Moi j’habitais dans une cité, j’habitais dans la ZUP à Fontenay-Sous-Bois. Et là-dedans, dans cette ZUP, on fréquentait à la fois des mecs du lycée, mais on était aussi vachement avec les mecs qu’étaient déjà au boulot, ou d’autres qu’étaient ni au boulot, ni à l’usine, des mecs qu’avaient nos âges.
Est-ce que tu allais aux Assemblées Générales qui se déroulaient à l’université de Jussieu à partir de 1977 ?
STEPHANE : Oui, bien sûr. J’y suis pas allé en 1977, je crois que j’y suis allé un peu plus tard, j’ai oublié un petit peu les années, je crois que j’y suis allé en 1978-1979. Moi je me rappelle de 1980 surtout, des grosses manifs de 1980.
C’est à cette occasion qu’il y a un mort : Alain Begrand. Est-ce que tu le connaissais ?
STEPHANE : Pas personnellement.
Est-ce que c’était un lycéen ?
STEPHANE : C’était un étudiant ? Il était plus vieux qu’un lycéen…
On m’a dit qu’il était SDF…
STEPHANE : Il était squatter je crois surtout. Non, je crois qu’il était étudiant… mais étudiant, c’était facile après : il y avait plein d’étudiants… Et puis, il y avait Vincennes aussi à l’époque… Et Vincennes c’était pas rien… Là, c’était un sacré vivier… Là aussi il y avait un tas de gens qui venaient… En 1980, on a commencé aussi à aller un peu à Vincennes. A la fois parce que c’était un lieu où on pouvait facilement se retrouver, qui était accueillant, et puis parce qu’il y avait des mecs qui venaient parler là qu’on entendait pas ailleurs : des espèces de penseurs qui nous apprenaient des trucs, juste des trucs de pensée (parce qu’après sur le terrain on les voyait pas beaucoup), mais c’était bien quand même de les entendre.
Qui étaient ces penseurs ?
STEPHANE : J’ai un petit peu oublié les noms. On avait pas mal de mecs italiens. Il y avait des Américains qui passaient là, il y avait des Anglais…
Des Américains ?
STEPHANE : Oui, bien sûr, je me rappelle, il y avait des anarchistes américains, des Noirs américains qui étaient venus aussi : tout le mouvement des Black Panthers à ce moment-là était vachement fort encore, toutes les répercussions. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il reste des Black Panthers ? Qu’est-ce qu’il reste comme bruit autour de ça ? Il reste Mumia Abu-Jamal, c’est tout pratiquement, pour nous en France. A l’époque il y avait vachement plus que ça : ça restait un truc bien plus vivant. C’est un truc bien speed les Black Panthers, quand même. Je me rappelle, il y avait plein de gens pour qui et moi-même c’était plus la RAF, les Brigades Rouges, etc…. Et puis, il y avait d’autres gens, on regardait vachement aussi de l’autre côté : c’était un drôle de mouvement qui, comme pour l’Italie, sortait d’un tissu social bien précis, avec une histoire bien posée dans la réalité, ce qu’il y a jamais eu en France à mon avis. Et c’était ça le problème de l’Autonomie, si on peut appeler ça l’Autonomie, c’est qu’elle n’a jamais été inscrite réellement dans un tissu social : elle a toujours été décalée, on avait pas d’assises, il n’y avait pratiquement aucun lien : les liens qu’il y a eu, c’était des liens vraiment très circonstanciels. C’est-à-dire que même les gros moments où on allait dans les Ardennes ou en Lorraine (on allait toutes les semaines à Chooz chez les sidérurgistes, ou à Longwy chez les mineurs), c’était toujours rigolo, mais ça a jamais créé en fait réellement de liens suffisamment forts pour que ça donne quelque chose. C’était vraiment circonstanciel : nous on se déplaçait là où il se passait quelque chose. Tandis qu’en Italie ou aux Etats-Unis pour d’autres choses, c’était les mêmes gens : ça sortait du même tissu social. C’est-à-dire que du même tissu social sortaient à la fois des ouvriers qui se battaient, et à la fois des gens qui avaient choisi de pas être ouvrier et qui se battaient aussi : mais c’était les mêmes. Nous on était pas les mêmes. Nous c’était vraiment quand même, on peut le dire, grosso modo, un milieu apparenté étudiant : personne faisait vraiment des études, mais c’était apparenté étudiant. En vrai, il y avait pas beaucoup de prolos. On a toujours été fascinés, moi et puis d’autres, on a toujours été vachement intéressés par d’autres endroits à cause de ça : à cause du fait que nous on sentait bien qu’on était décalés. C’était bien, on aimait bien ce qu’on faisait, mais on arrivait jamais à se définir comme d’autres, de la même façon, à partir d’un quelque chose : une classe, un truc… Donc, du coup, on s’est appelé les autonomes. L’Autonomie italienne, c’est l’autonomie ouvrière d’abord, avant d’être une autonomie. Nous, on a jamais été une autonomie ouvrière, jamais. Il n’y a pas un ouvrier en France qui s’est défini comme ça, même les plus speeds des speeds. Il y en a eu des speeds : quand les Lorrains descendaient, c’était la fête.
Pourtant, il a existé des groupes autonomes de travailleurs. Il y a eu celui de la BNP dont faisait partie Nathalie Ménigon…
STEPHANE : C’était vraiment autour d’elle, c’était vraiment familial, c’était vraiment rien : elle a pas entraîné beaucoup de gars de la BNP, ça se saurait. Mais même ceux qui étaient là, généralement ils étaient syndiqués à la CFDT ou à la CGT. En France, il y a toujours eu ce truc de syndicats vachement forts, même chez les anarchistes… Et donc, du coup, ça a quand même toujours causé des problèmes. Il faut pas se mentir, il y a toujours un moment où on se sentait « étranger ». On a jamais réussi vraiment à organiser une défense collective : il y en a eu des inculpations, il y a eu des problèmes, pendant les grosses bagarres il y avait des trucs en commun, mais quand même les choses s’organisaient autour de liens affinitaires pas si politiques que ça. Quand il y avait les bastons à Paris par exemple, il n’y a pas les sidérurgistes de la CGT qui se retrouvent en taule : ils cassaient plus que tout le monde : ils cassaient tout, ils cassaient les vitrines, ils cassaient les flics, ils faisaient vraiment mal : il y a eu des morts cachés, c’est évident, c’est sûr, peut-être pas le 23 mars 1979 mais pendant toute cette période là en Lorraine et dans les grosses manifs. Elles étaient hyper speeds : j’ai vu des trucs hyper speeds, j’ai vu des gros gaillards serrer un CRS au sol à trois… Il devait pas être en très bonne forme en sortant…Ou au lance-pierres… Nous, ce qu’on faisait, c’est que dès qu’il y avait quelque chose quelque part, on se déplaçait. Plein de monde faisait ça. On s’est déplacé en Lorraine, on s’est déplacé vachement aussi chez les dockers à Nantes. Il y avait un groupe qui s’appelait « Les Fossoyeurs du vieux monde » qui était vachement en liaison avec les dockers : dockers marseillais, dockers nantais…
Quel était la nature de ce groupe ?
STEPHANE : Un petit groupe autonome avec une revue qui s’appelait « Les Fossoyeurs du Vieux Monde », et qui essayaient de rester en liaison avec des luttes précises et des réalités précises, qu’elles soient de tout type : qu’elles soient ouvrières ou qu’elles soient de taulards : ça tournait aussi vachement autour de la taule, ça c’est sûr. Par exemple, l’affaire Courtois en 1985, quand il y a eu la prise d’otages à la Cour d’Assises, il y a eu tout un groupe qui s’est occupé de ça pendant un grand moment en en faisant la publicité. Il y a eu des attentats minimes : des petits attentats à gauche, à droite, en stoppant des trains… Différentes choses comme ça, pour essayer de répercuter à l’extérieur ce qui avait été fait par Courtois et Khalki et de faire en même temps des actions pour continuer la même chose dehors.
Est-ce que les Fossoyeurs du Vieux Monde étaient aussi en lien avec les sidérurgistes ?
STEPHANE : C’était les Parisiens surtout. De toute façon, tout passe un peu par Paris, faut reconnaître.
Est-ce que tu as senti une rupture après le 23 mars 1979 ?
STEPHANE : Non, il n’y a pas de rupture.
Pourtant, plusieurs personnes m’ont parlé d’une rupture après cette date-là. On m’a dit qu’il y avait eu une répression très forte et que le mouvement avait disparu après cela…
STEPHANE : Non bien sûr, le mouvement a existé après. Il a existé jusque… En fait, il y a la gauche qui est arrivé en 1981, il y a Action Directe qui a commencé à se démarquer, il y a eu des morts dans les squats, il y a eu une petite série de choses comme ça qui ont marqué. Mais ce n’est pas le 23 mars 1979, pas du tout. Il y a eu la loi anti-casseurs juste avant la manifestation du 23 mars : il y a eu une rafle énorme le matin même, ils ont arrêté 200 personnes, on était hyper surpris. Et je pense que c’était en application de cette loi-là. Mais l’essoufflement du mouvement n’a rien à voir avec le 23 mars. Je pense que c’était déjà essoufflé en 1979. Il n’y a pas eu de rupture. C’est un truc qu’est vraiment mort faute de racines. Et évidemment, c’est sûr, à mon avis, s’il y a un truc qui a tout foutu en l’air, c’est l’arrivée de la gauche. C’est plus mai 1981 qui aurait été un moment de rupture, mais pas que pour les autonomes, pour tout : de toute façon, ils ont coupé les racines de tout. Vraiment, il y a eu une espèce d’illusion, pas chez nous bien sûr, mais en tout cas de partout, que ça correspondait à la révolution sociale-économique-machin : du coup, on (et plein d’autres) s’est retrouvé encore plus à l’écart, dont Action Directe. Ils ont été super malins, ils ont sortis les mecs d’Action Directe à ce moment là, sur l’amnistie, et ils savaient très très bien en les sortant qu’ils allaient pas s’arrêter et qu’ils allaient pouvoir les remontrer du doigt en disant : « Vous voyez bien, il y a la bonne critique qui est acceptable, et le terrorisme et la violence politique qui est inacceptable ». C’est pour ça qu’ils l’ont fait. Action Directe c’était qu’une émergence d’un truc bien plus général : d’un mouvement qu’était fort dans les squats, qu’était fort dans une vie quotidienne précise, qu’était inorganisé mais organisé puisqu’on se retrouvait toujours. On se retrouvait théoriquement, on se retrouvait pratiquement. Il y a eu des manifs complètement dingues dont à la gare St Lazare. Elle était belle celle-là, super belle ! Tout le monde s’en rappelle ! La consigne de gare était gavée de plein de matos. Et là, on a tendu un piège : le piège géant. Un piège tendu aux flics comme jamais ils ont vu. Là, ils ont vraiment fait des conneries. Ils nous ont poursuivi en pensant nous bloquer dans la gare sans jamais imaginer que toutes les consignes de la gare était truffées de cocktails Molotov, de barres, de tout… Ils sont arrivés et là, d’un seul coup, non seulement il y a eu une vague derrière eux mais aussi devant eux il y avait ce qu’il fallait pour les niquer ! Et ça a super bien marché ! Donc, il y avait une organisation, il y avait quand même quelque chose. Même dans Paris, il y avait des possibilités… Et c’est ça pour eux qu’il fallait casser.
Il y a le cas de Patrick Rebtholz qui se fait tuer le 12 décembre 1982…
STEPHANE : Il se fait tirer dessus par un autre mec : même s’il a fait une grosse connerie en tirant, son geste, je le comprends. Il y a quinze mecs qui arrivent dans un squat, qui déboulent comme ça armés jusqu’aux dents, l’autre il flippe : il a un truc dans les mains, il tire sans regarder et puis boum ! Voilà ! Et la violence étant autant du côté de ceux qui sont arrivés que de ceux qu’ont flippé… C’est sûr, c’est une connerie d’avoir tiré. Des trucs comme ça, ça fait des gestes irrémédiables qui créent une ambiance avec laquelle tu peux plus rien faire après… Des gestes irrémédiables que tout le monde se mange après, des années après… Personne s’est jamais remis…
Cela s’est passé rue des Cascades : un squat considéré comme pro-Action Directe…
STEPHANE : Oui, plus que les autres, c’est sûr. Mais en fait en même temps, c’était tellement mélangé… Tout le monde connaissait tout le monde, tout le monde couchait avec tout le monde, tout le monde se fréquentait… Contrairement à aujourd’hui, c’était beaucoup de squats politiques à Paris. Dès qu’il y avait un truc, un concert, toutes les occasions… Il y avait pas un concert qui donnait pas un truc politique, il y avait pas une réunion quelque part où ça déboulait pas… Dans les mêmes années, il y avait l’Usine à Montreuil : c’était pareil, c’était fréquenté par exactement les mêmes personnes, c’était de la musique, mais même la musique elle avait ce son là : c’était de la musique contre les flics, contre l’armée, contre la prison, contre les patrons, c’était pas « Téléphone », c’était même pas « Trust » ou les Béruriers Noirs : après on a rigolé… C’était des groupes hyper speeds tout le temps : des propos, des bastons…
Comment expliques-tu que le squat de la rue des Cascades soit attaqué le 12 décembre 1982 par d’autres squatters ?
STEPHANE : Je me souviens pas de la raison précise, ça se trouve c’est parce que les autres avaient eu une histoire avant : par exemple, t’as une embrouille entre deux personnes : t’as un mec qui dit un propos politique ou une analyse politique, les autres disent : « Mais non ! Tu peux pas dire ça ! Parce que si tu dis ça, t’es un vendu, t’es un traître, t’es même un flic ! », ils se rencontrent dans la rue, ils se tapent sur la gueule, tout le monde dit : « Ah oui, c’est comme ça ! », ça chauffe, il y a une première descente, puis une autre descente, etc…. Comme des Hells Angels ! Et ça montait, ça montait, et puis voilà ça a craqué ! Et je pense que ça a craqué parce qu’il y a avait une espèce d’apologie (à mon avis, pas assez réfléchie) de la violence (mais pas de la violence en soi) sans plus se demander contre qui, contre quoi, et comment on doit l’exercer. C’était la violence : fallait être violent, tout le monde faisait des sports de combat partout, tout le monde apprenait à tirer, fallait être violent, fallait être prêt, tout le temps. Et ça a commencé à partir de ça. Et puis il y avait le modèle des autres (Action Directe) qui commençaient à être très speeds à ce moment là… Mais plein de gens ne passaient pas par là : il y avait des petites actions un peu partout (pas seulement à Paris, à Toulouse aussi énormément) : il y avait des gens qui faisaient exploser des statuts, on investissait des lieux masqués, on détruisait et on s’en allait, il y avait quand même un niveau comme celui-là. Et puis après les autres ont fait monter le niveau : ça a fait perdre les pédales un petit peu, du coup ça a fait monter ce besoin de speed sans savoir ni où ni comment. Parce que, de l’autre côté, les flics devenaient vachement plus méchants aussi. 1979 marque aussi le début de l’allongement et du durcissement du régime de peine : augmentation du nombre de prisonniers, beaucoup plus de genres de personnes différents vont en prison… Ca aussi ça a joué, c’est sûr, dans le fait que le mouvement se soit essoufflé : plein de mecs sont allés en prison. Et puis la drogue : la poudre !
Est-ce que la drogue est présente dans les squats dès le début ?
STEPHANE : Je pense que oui. Ca a fait vraiment des gros ravages.
Pour revenir à Action Directe, est-ce qu’on peut dire qu’il y a vraiment des relations de pouvoir ou d’autorité avec les squatters ?
STEPHANE : Oui, c’était « ceux qu’avaient compris » contre « ceux qu’avaient pas compris », « ceux qu’avaient des couilles » : c’était « la voie à suivre », c’était présenté comme ça, et tous les autres c’était des « branleurs ».
Peut-on dire qu’ils faisaient la police dans les squats ?
STEPHANE : On ne peut pas dire ça.
Combien étaient-ils ?
STEPHANE : Pas mal de gens au début : pas tous aussi en avant, environ une cinquantaine de personnes : entre Paris, Toulouse, et Montpellier.
Est-ce qu’ils demandaient un soutien financier ?
STEPHANE : J’ai un peu oublié mais certainement, il y a eu des collectes c’est évident.
Est-ce que ces collectes se faisaient sous la contrainte ?
STEPHANE : Non, ils ne faisaient pas du racket, ils ne vendaient pas de drogue, et ils ne faisaient pas de proxénétisme. Juste, ils étaient impressionnants : je me rappelle de règlements de comptes sur des histoires à la con ! Et puis, il y avait un tas de gens qui n’étaient pas d’accord politiquement avec l’option : ce modèle pris sur les Allemands ou sur les Italiens sans qu’il y ait du tout l’équivalent politique ou social en France. A la même époque en France, c’est quoi le mouvement ? C’est 1981 : c’est la gauche qu’est là, il n’y a plus de mouvement. C’est à partir de ce moment là où ils se sont le plus speedé !
Est-ce que tu as connu des militants de Camarades ? Comment est-ce que vous perceviez, toi et tes copains, les groupes plus politiques du type Camarades ou l’OCL ?
STEPHANE : On les voyait sans plus. Camarades c’était un peu différent aussi, j’ai un peu oublié…
Peut-on dire qu’ils ne t’ont pas marqué ?
STEPHANE : Ils m’ont pas marqué, non.
Est-ce qu’ils étaient nombreux ?
STEPHANE : Non.
Ces militants n’avaient donc pas une influence particulière ?
STEPHANE : Non, on les voyait, et l’OCL encore moins d’ailleurs.
Que peux-tu dire à propos de Bob Nadoulek et de l’Autonomie désirante ?
STEPHANE : On les voyait. Ils représentaient pas une organisation qui nous intéressait mais on les connaissait. Ce qui nous plaisait nous, c’était les squats : c’était pas politique : la reconnaissance c’était vachement comme ça, c’est sûr, faut pas se mentir : avec des squats, des salles de concert, avec des types de vie…
Est-ce que la majorité des gens étaient dans des organisations politiques ?
STEPHANE : Non, ça c’est un truc qu’est sûr, c’est qu’on était vachement anti-organisations idéologiques, c’est sûr et certain : on aimait pas ça, on se méfiait vachement. D’ailleurs, on s’est peut-être trop méfié, on s’est peut-être pas assez posé la question de l’organisation. Du coup, c’est sûr, il reste plus rien de l’Autonomie : rien, des individus ! De pensée, de structure, ou même d’histoire, il ne reste rien ! La mode était à pas signer… Ca c’était aussi les situs qu’avaient mis ça : un mélange de trucs comme ça : avec l’histoire éphémère, surtout pas se laisser accrocher par une récupération possible… Nous, je me rappelle, on a sorti une plaquette, ça s’appelait « Vive le communisme, à bas le prolétariat ». C’était un énorme dépliant super bien fait et qui disait que le but du prolétariat c’était de s’abolir : le mouvement du prolétariat, c’était de cesser d’être le prolétariat.
D’où venait cette idée d’auto-négation ?
STEPHANE : De Marx, c’est sûr. L’idée que le mouvement du prolétariat c’est de se nier, c’est du Marx tout craché ça !
Pourtant je crois que c’est une idée qui s’est répandue assez récemment chez les communistes de conseil: dans les textes qui circulent dans les années 50 et 60, je ne crois pas que ce concept soit évoqué…
STEPHANE : Ah si bien sûr : Paul Mattick tout ça, tous ces mecs là, ils en parlent…
Est-ce que tu pourrais reparler des squats ?
STEPHANE : C’était quand même tout regroupé sur les 14e et 20e arrondissements, quasiment. Ah Nationale, je me souviens, il était bien ce squat ! Il y en avait un énorme au coin de Strasbourg-Saint-Denis : on l’appelait « Stras », en 1980-1982. C’était un immeuble, il y avait plein de filles. Il y avait un groupe féministe qui était là qui s’appelait les « Carrément méchantes ». Il y avait plein de passages…
Est-ce qu’il n’y avait que des filles dans ce squat ?
STEPHANE : Non, il y avait de tout.
Quelles étaient leurs activités politiques en dehors du squat ?
STEPHANE : Elles se battaient sur des trucs comme l’avortement : c’est encore chaud… Et puis sur tout ce qu’était résurgences (il y en avait toujours) de conflits de pouvoir appliqués précisément mecs-nanas quoi.
Cela n’a pas tellement changé par rapport à aujourd’hui, mis à part le fait que cela devait être plus violent à l’époque…
STEPHANE : C’était plus speed (1) et c’était vachement plus politique. C’était moins individuel, moins du côté genre « Faut pas dire ci, faut pas dire ça »… C’est pour ça que c’était des analyses d’histoire de pouvoir. Et puis c’était moins aussi… Enfin, il y avait pas d’histoire, elles savaient très bien, que tu travailles ou pas, c’était pas question pour elles de se libérer par le travail ou par je sais pas quoi quelle connerie : « devenir les égales des hommes »… Je me rappelle d’un slogan, c’était : « Devenir l’égal des hommes, c’est vraiment faire preuve de peu d’ambition » ou un truc comme ça… Donc, c’était pas du tout ce discours là comme on peut encore l’entendre aujourd’hui…
Ces filles avaient-elles un discours plus axé sur la lutte de classe ?
STEPHANE : Oui, bien sûr.
Est-ce qu’il y a eu des squats plus ou moins autonomes où il y a eu de la prostitution ? A la fin des années 70, il y a des gens autour du groupe Marge qui revendiquent la prostitution comme moyen d’émancipation de la femme. Est-ce que tu en as déjà entendu parler ?
STEPHANE : Non, ça ne me dit rien du tout. Il y a certainement eu des nanas qui se sont prostituées comme il y en a qui ont vendu de la poudre… Mais j’ai jamais entendu dire qu’il y avait une revendication de la prostitution…
Il y a tout de même cet aspect lié à la toxicomanie…
STEPHANE : Ah oui !
Est-ce que la drogue est présente dès le début du mouvement ?
STEPHANE : Ah oui ! Et même, ça a jamais quitté…
Est-ce que la drogue est présente dans tous les squats ?
STEPHANE : Oui, et l’alcool.
Est-ce qu’il y a de l’alcool dans tous les squats ?
STEPHANE : Oui mais gros.
Ces squatters consomment-ils de fortes doses d’alcool ?
STEPHANE : Oui, la bière et tout… A ce moment là, il y avait vraiment ça, contrairement à d’autres époques… Il y avait des hymnes à la bière ! Je me rappelle une chanson des Garçons Bouchers qui s’appelait « La Bière »… Le chanteur était au PCF. Il avait monté une maison de production de disques, « Boucheries Productions » : ils ont lancé tous les groupes de rock alternatif. Ils ont fait un hymne à la bière. Tous ces gens là étaient des consommateurs de musique et de concerts. L’alternative c’était : « Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? On fait manif ou concert », c’était à peu près ça pour tout dire…
Peut-on dire que le rock alternatif correspond aux années 80 ?
STEPHANE : Oui.
Peut-on dire que le rock alternatif apparaît vers 1983 ?
STEPHANE : Non, en 1980 il y a déjà des trucs : tous les petits groupes punks : des petits groupes français qui duraient pas : il y en avait pleins ! Ils faisaient des compiles : je m’en rappelle, il y avait des 33 tours, il y avait dix groupes dedans : ils tournaient partout ceux-là, défoncés à la colle !
Est-ce que la drogue était éparpillée dans tous les squats ?
STEPHANE : Il me semble…
Te souviens-tu particulièrement d’un squat où il y avait plus de drogue qu’ailleurs ? Te souviens-tu d’un squat de toxicomanes ?
STEPHANE : Non, je me rappelle pas d’un squat-supermarché moins cher ouvert jour et nuit… Plus tard oui, beaucoup plus tard.
La presse de l’époque parle cependant de squats composés uniquement de toxicomanes…
STEPHANE : …des squats où c’est que ça ! Un salon de toxicomanes qui boudent !
Est-ce qu’il y a des squats autonomes qui sont devenus comme cela ?
STEPHANE : Non, je m’en souviens pas, je crois pas.
Est-ce que ce sont deux phénomènes différents ?
STEPHANE : Oui, je crois qu’il y a toujours eu un peu de poudre un peu partout, et puis par moment plus que d’autres, et puis ça dépend des gens qui passaient aussi… Mais je me rappelle pas d’un endroit spécialement dont l’activité c’était de se défoncer…
On m’a raconté à plusieurs reprises qu’à un moment, au début des années 80, pour expulser les squats, la police n’avait plus qu’à ramasser les squatters tellement ils étaient drogués…
STEPHANE : Bien sûr, il y a eu des morts. Je sais pas s’il y a eu vraiment des squats où tout le squat était défoncé mais de toute façon, il y avait plein de gens comme ça ! Ben oui, un squat était vachement ouvert quand même ! Donc, il y avait de tout ! Mais il y avait aussi des gens qui touchaient pas ! Aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a moins de drogue dans les squats… A cette époque, ce qui est sûr c’est qu’il y en avait : il y a eu plein de morts, ça c’est sûr aussi.
Est-ce que c’est surtout l’héroïne à ce moment-là ?
STEPHANE : Oui, il n’y a pas de crack, la coke ça intéresse personne…
Est-ce qu’il y avait des autonomes qui consommaient de l’héroïne ?
STEPHANE : Oui.
Je souhaiterais que tu reviennes sur la lutte qui se déroule à Chooz et Vireux, dans les Ardennes. Tu m’as dit que tu y étais allé…
STEPHANE : Oui, tout le monde y allait, c’était la même période. C’était un rendez-vous où on savait que ça allait être speed, on savait qu’il y allait avoir du monde… C’était là où on savait qu’on allait pouvoir discuter, s’activer, se bastonner, se rencontrer… Il y a eu Longwy aussi en Lorraine… Après il y a eu les mineurs anglais : il y a eu plein de gens qui sont allés en Angleterre, juste après Longwy en 1984-1985 etc., il y a eu tous les trucs de Thatcher, moi j’étais juste allé faire un petit tour. Il y a plein de gens qui allaient beaucoup plus faire la même chose : aller les rencontrer, aller se bastonner, etc., avec les mineurs anglais. Avant, il y avait eu le truc des sidérurgistes à Vireux qui était lié avec celui de Chooz.
Est-ce que tu as discuté avec les ouvriers de Vireux ?
STEPHANE : Ah oui, à Vireux ça discutait ! Et pendant tout un moment, il y avait une reconnaissance, il y avait pas de problèmes, ils étaient contents de voir arriver du soutien, ils étaient contents de voir arriver du monde, etc…. Mais contrairement à en Angleterre, tous les gens qui ont été en Angleterre ont tous dit qu’ils avaient tous gardé réellement des contacts : ils les voient encore, c’est devenus des copains. Alors que je pense que plus personne ne voit personne de Vireux ou de Chooz…
Quelqu’un m’a dit qu’il n’avait jamais discuté avec les ouvriers de Vireux…
STEPHANE : Pour moi si !
Le même m’a dit qu’il n’ avait jamais eu de discussion politique…
STEPHANE : Si, pendant les arrestations : on s’est retrouvés tous arrêtés plusieurs fois… Avec des mecs du cru ça discutait.
On m’a dit que vous étiez très bien accueillis mais que vous y alliez uniquement pour affronter les forces de l’ordre…
STEPHANE : Tout le monde y allait pour la baston, eux aussi ils étaient là pour la baston, c’est ça le truc ! Surtout eux ils étaient là pour la baston, ils savaient très bien que c’était ça le rapport de forces ! Et là-dessus, c’est eux qui nous ont montré ! Moi j’ai l’impression que nous on apprenait ! Même quand ils venaient à Paris, on apprenait : on était verts ! On a toujours dit, je me rappelle c’est le gros truc qui circulait le 23 mars 1979, tout le monde disait : « On a pas réussi à être vraiment speed à cause du fait qu’il y a eu plein d’interpellations le matin, ça c’est faute des 150 mecs qui se sont fait arrêtés le matin que ça a pas basculé, que c’est pas devenu plus speed ». C’est le gros truc qui se racontait dans l’Autonomie parisienne. Moi ça par exemple j’y ai pas cru, j’y crois pas : 150 mecs de plus ça aurait été la même chose. La violence que les autres dégageaient, je te jure, on leur faisait peur ! Les mecs, tu sentais qu’il y avait rien pour les freiner ! Carrément, ils chopaient des mecs à la main ! Nous, on a toujours eu ce truc, on a beau dire, de perdant : défensifs ! C’est sûr ! Il n’y a pas une fois, sauf peut-être à la gare Saint-Lazare, dans mon souvenir, où on s’est organisé en disant : « On est plus fort qu’eux, on va les niquer ! ». On a niqué plein de trucs, on a niqué des vitrines, on a tapé dedans, on niquait des bagnoles, on faisait cramé plein de trucs etc…. Mais il n’y avait pas ce truc de dire : « On va les niquer comme eux ils font, on les nique ! ». Eux ils les niquaient vraiment ! En 1995, il y a eu un CRS qui est mort en Lorraine : bouche cousue là-dessus ! Une affaire étouffée, il ne faut surtout pas que ça sorte ! L’idée pour le pouvoir c’est de jamais dire qu’un flic est mort ! S’ils commencent à montrer ça, tu montres ta faiblesse ! Il faut toujours que le flic soit vu comme le truc que tu peux pas niquer, ou blesser le moins possible, et encore moins tuer ! Là-dessus, le pouvoir a toujours fait le gros silence ! En 1968, il y en a eu plein ! Ils cramaient ! Bien sûr ! Il y a des mecs qui m’ont raconté des histoires de dingues : c’est pas des menteurs !
Penses-tu qu’il y a eu beaucoup de policiers qui sont morts en 1968 ?
STEPHANE : Oui, comme il y en a eu de l’autre côté aussi, mais de l’autre côté tout le monde l’a toujours dit !
Il y aurait donc eu plus de morts en 1968 que ce qui a été dit ?
STEPHANE : Oui ! Ils ont tous été donnés comme accidentés de la route ! Tu regardes les statistiques des accidents de le route entre Paris et Fontainebleau au mois de mai 1968, tu rigoles ! Tu te demandes pourquoi il y a eu autant de mecs qui se sont explosés contre des arbres pendant ce moment là !
Est-ce que tu as participé aux manifestations étudiantes de mai 1983 ?
STEPHANE : Non, je ne pense pas que j’étais en France à ce moment-là.
A propos de l’extrême-droite, on m’a parlé du fait qu’il y a une période dans les squats où il y a un peu tout le monde qui se croise dans les concerts : des punks et des gens d’extrême-droite qui se croisent dans les mêmes concerts…
STEPHANE : Ah ça c’est vrai ! Mais moi j’ai pas vu ça… Des vrais fachos ? Ah oui, c’est vrai qu’il y a les histoires avec les punks ! Mais ça c’est plus tard ça, non ?
En 1983…
STEPHANE : Punks, skinheads, tout ça là ? Ca commençait là déjà ? Peut-être… Moi je me souviens surtout de cette période là, en guise de fachos c’était plutôt les antisémites de base… Il y en avait un paquet des comme ça ! Tous les révisionnistes…
Des négationnistes ?
STEPHANE : Oui.
Est-ce des négationnistes sont présents dans la mouvance autonome ?
STEPHANE : Quelques-uns pendant un moment !
Est-ce que ces négationnistes sont aussi présents dans les squats ?
STEPHANE : Parfois oui, dans les squats, dans les journaux. Le gros slogan de l’époque, de toute façon, c’était : « Ne travaillez jamais », « Rejoignez l’armée du crime »… Il y a eu aussi tous les coups financiers : le braquage de Condé-Sur-Escaut vers 1979 : c’était un mélange de plein de groupes : italiens, français, espagnols, qui ont fait un énorme gros braquage et ont attaqué la paye à Condé-sur-Escaut, dans le Nord. Il y a eu beaucoup d’American Express, qui a été un énorme coup aussi : c’était simple, c’était une contrefaçon de traveller’s chèques : parfaite !
Fais-tu allusion à l’opération organisée par Lucio Uturbia (2) ?
STEPHANE : Oui, lui c’est un basque.
Pourtant, Lucio Uturbia n’est pas vraiment un autonome…
STEPHANE : Il était plus vieux que tout ça de toute façon ! Mais lui c’est un espagnol, il vient de la tradition espagnole, un anarchiste ça c’est sûr !
Il appartient à une autre génération…
STEPHANE : C’est une autre génération, il est plus vieux, mais il y a des plus jeunes qui ont participé à ce qu’il faisait, l’argent a servi quand même à plus de gens qu’à eux-mêmes, etc…. Pas mal de gens en ont profité !
A quoi servait cet argent ?
STEPHANE : A payer des journaux, à payer le fait de ne pas travailler, à payer plein de trucs, des voyages… De toute façon, il y a toujours eu des plans fric dans toutes ces histoires là… Beaucoup faisaient ça.
Est-ce que tous les autonomes faisaient des hold-up ?
STEPHANE : Tout le monde n’allait pas armé dans une banque prendre de l’argent, il y avait aussi des escrocs.
Entre « arnaquer » et « braquer » les banques, c’est une nuance importante !
STEPHANE : Tu m’étonnes !
C’est donc bien un mythe ?
STEPHANE : Bien sûr que c’est un mythe ! Bien sûr que tout le monde n’a pas envie de braquer des banques !
Tu dis cependant qu’il y avait beaucoup d’arnaques avec les banques…
STEPHANE : A différents niveaux, des faux chéquiers, différentes combines plus ou moins grosses…
C’était donc des petites combines individuelles…
STEPHANE: Non, c’était pas individuel puisqu’en général c’était un petit peu à plusieurs quand même… Il y avait des techniques qui s’échangeaient de partout pour faire des machins, des papiers, des trucs, etc….
Est-ce qu’il y avait des gens qui fabriquaient de la fausse monnaie ?
STEPHANE : Non, pas de la fausse monnaie, sauf les travellers, mais des faux papiers énormément, des chéquiers refaits énormément… Et puis il y avait des échanges de savoir là-dessus… Il y avait plus d’argent qu’aujourd’hui, les gens étaient plus riches, il y avait plus de partages de trucs et tout, il y avait une transmission de savoirs, plein de choses qui se faisaient… C’est-à-dire que les plus vieux qui savaient par exemple faire tous les papiers avec des techniques précises, ils les apprenaient. Il y avait plus d’avocats à l’intérieur d’un système, c’est important quand même : il y avait pleins d’avocats bénévoles qui s’occupaient d’affaires politiques et qui sont devenus aujourd’hui des gros avocats. Dans la mouvance, il y avait aussi par exemple Patrick Conti et ses potes, encore aujourd’hui en cavale (depuis 25 ans) : tous ces gens là qui étaient partis à la campagne. Ils étaient pour le refuge à la campagne.
Comme les maoïstes ?
STEPHANE : Oui, à la mao : de toute façon, il y avait vachement de ça !
C’est un peu ce qu’a fait Action Directe plus tard : ils se sont installés à la campagne…
STEPHANE : Ils étaient cachés à la campagne… Ceux de l’Ardèche, eux, ils étaient pas cachés, ils continuaient à s’équiper, ils écrivaient, ils diffusaient des tracts, ils diffusaient des journaux…
En 1984, il y a la création du SCALP (3). Est-ce que ça t’a marqué ?
STEPHANE : Moi c’est un truc dont je me suis toujours méfié. Ca me faisait chier autant de focaliser sur le mythe Le Pen que sur le contre-mythe Le Pen : pour moi, c’était vraiment faire de la politique ça, c’était vraiment faire croire à un danger focalisé. Nous, ça fait des années qu’on a essayé de dire qu’une des meilleures armes de la démocratie c’est de fabriquer des diables, comme la religion, pour faire peur avec des images, et que Le Pen en était une. Et donc, moi et puis plein d’autres, on comprenait pas vraiment : pour nous ils faisaient le jeu des socialistes.
D’après toi, le SCALP, même au début, n’est pas un groupe autonome ?
STEPHANE : Ah non !
D’après toi, le SCALP n’a jamais été un groupe autonome ?
STEPHANE : C’est autonome dans le sens où c’est pas affilié à un parti politique directement, mais l’Autonomie ça veut pas dire ça ! L’Autonomie ça voulait dire vraiment se situer en dehors du champ politique, du jeu de la représentation politique, de la façon de poser les problèmes, etc…. Le SCALP, rien que dans leur nom, ils appartiennent au champ politique puisqu’ils se définissent comme un anti-homme politique. Nous on a jamais fait ça : on était contre tous les hommes politiques !
Est-ce que les gens qui ont fait l’attentat contre Le Pen en 1984 étaient des autonomes ?
STEPHANE : J’en sais rien.
D’après toi, ce sont donc deux choses différentes…
STEPHANE : Ah oui, vraiment !
Je me demandais si le SCALP n’était pas né de l’Autonomie…
STEPHANE : Ben, je sais pas, en tous cas, c’est comme si on disait qu’Action Directe avait pris ses racines ou avait recruté dans ce milieu-là, ce qui est un peu vrai…
Est-ce qu’on peut dire que la création du SCALP correspond à un tournant de l’Autonomie ?
STEPHANE : Ah non ! C’est un tournant pour d’autres trucs : c’est un tournant pour des gauchistes, pour des anarchistes. Ce ne sont pas des gens qui viennent de l’Autonomie. Le problème des totos, c’est qu’ils ont disparu ! Ils ont réellement disparu : beaucoup sont morts ! Ils sont morts ou ont disparu ! C’est-à-dire que pour la plupart, ils n’ont pas accepté ensuite de se remettre dans d’autres formes d’organisations comme le SCALP, comme la CNT, comme No Pasaran, ou des trucs antifachos… Non, franchement, les totos étaient antipolitiques et vraiment anti-gauche ! Anti-droite évidemment, mais il était pas question de focaliser sur quoi que ce soit qui appartienne à la représentation politique ! Ah non ! Et nos vies, elles allaient avec ça ! Nos vies, elles étaient comme ça ! Vraiment ! En plus, autonome, ça avait du bon, et puis aussi des fois du mauvais, mais en tout cas c’était vraiment une manière de vivre aussi, c’est sûr !
Est-ce que tu as déjà habité dans un squat ?
STEPHANE : Ah oui bien sûr, quand j’étais môme, à ce moment là j’étais pas vieux… Mais le truc c’était pas forcément d’y habiter d’ailleurs (parce qu’il y avait plein de gens qui n’habitaient pas là, ou qui traînaient là, à gauche-à droite…), c’était de vivre dans ce rythme là, de vivre en chourant, de vivre à plusieurs…
Est-ce qu’on peut dire que c’était un peu des bandes de copains ?
STEPHANE : Oui, c’était des bandes, pas forcément de copains, mais des bandes oui. T’étais pas forcément copain avec tout le monde… C’est la différence aussi avec maintenant : moins copains…
De toute façon, les squats ne duraient qu’un an en général ?
STEPHANE : Oui, ça durait pas longtemps. Mais il y avait du monde qui passait tout le temps ! Mais le truc c’est que c’était des endroits où il y avait toujours des réunions : ça dépend quand, des fois tu dormais là…
Comme aujourd’hui…
STEPHANE : Non, plus qu’aujourd’hui : il y avait des étrangers, il y avait des passages tout le temps, des fois il y en avait qui venaient de province…
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(1) Violent
(2) Voir « Lucio l’ irréductible », Bernard Thomas, FLAMMARION 2000
(3) Section Carrément Anti Le Pen
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Interview menée par Sébastien Schifres