Un texte, une perspective, un récit, qui ne se veut pas exhaustif, mais qui cherche à décrire quelque chose qui s’est passé, quelque part, un moment, vers La Boissière, à Montreuil
Un texte, un hommage, à tous et chacun, à faire circuler ou pas, selon les désirs de chaque personne…
Aucun auteur, tous les auteurs.
Hommage à la DemiLune
– un astre à mi chemin entre deux lunes…
C’était en juillet 2009 quand pour la première fois on s’est retrouvé à écrire un texte qui raconterait un peu l’histoire de la maison, de l’expulsion. On l’attendait, l’expulsion, l’été dernier. Un texte était prêt, mais l’expulsion n’est pas arrivée. Malgré la menace d’expulsion depuis le 19 juin 2009, le pouls des 2milunes a continué à battre jusqu’à ce 14 octobre 2010, quand, sans préavis aucun, une troupe de gendarmes avec leurs camionnettes est venu nous virer, avec une pelleteuse déjà dehors, prêtes à démolir en quelques minutes ces espaces que nous avons tant aimés, où tant de choses ont pu prendre forme.
Ouverte en novembre 2008, la DemiLune était deux maisons occupées à La Boissière, à Montreuil. Deux maisons, une grande et une petite, avec un jardin, un potager, un entrepôt qui était un lieu collectif destiné à différents usages.
Dans ses 23 mois de vie, la DemiLune a eu des myriades d’existences différentes.
Ce n’était pas un centre social, pas non plus un simple lieu d’habitation. Ce qui la rendait spéciale c’était justement d’être un espace entre deux, à mi-chemin entre deux lunes. C’était un espace à mi-chemin entre l’ouvert et le fermé, entre le politique et l’insouciant, entre la fête et l’inertie. C’était un espace habité par des gens différents, sans qu’un seul et unique credo politique ne l’envahisse. C’était un espace à mi-chemin. Et ceci était sa richesse. Parce que pour lutter contre l’enfermement de cette société et de ce monde où l’on se trouve à vivre, abattre les barrières, même les barrières sociales qui séparent des gens différents, c’est détruire une première brique du haut mur de la froideur, de la fermeture, de la division, de l’asservissement, de l’enfermement. Les prisons sont le symbole concret et tangible d’un mode de vie qui imprègne cette société de façon bien plus vaste. On est tous bloqués et enfermés par les barrières, qu’elles soient de culture, de couleur, de classe, qu’elles soient de lieu d’a priori, de peur.
À la DemiLune, la révolution ne se théorisait pas. À la DemiLune, de façon humble mais constante et concrète, s’apprenaient, se rencontraient, et se partageaient des façons de vivre, de penser et d’être différentes. On mettait à l’épreuve la capacité d’abattre les préjugés et les différences. On partageait tout, et c’étaient des gens de mondes lointains qui là se retrouvaient assis devant la même cheminée.
Dans son existence toujours à mi-chemin, la DemiLune était, à son aube, pour moitié une maison de gens sérieux et calmes, et pour moitié de gens qui veulent la fête. Ensuite, pour moitié c’était la maison de ceux qui y habitaient, de ceux qui s’y investissaient pour la faire vivre et résister aux tentatives d’expulsion, et pour moitié c’était devenu un lieu de rencontre pour différentes personnes du quartier, des femmes anciennes aux gars des cités, des jeunes mères enceintes aux relous de la zone ; un espace où la frontière entre le commun et le personnel se posait de manière constante pour devenir un atelier pratique de réflexion politique.
Mille couleurs différentes habitaient cet espace, différents âges, sexes, orientations. Différents les choix politiques comme les choix alimentaires, différentes les origines comme les langues, différents les parcours, mais, après, des chemins qui se sont tous croisés, rencontrés, devant cette cheminée.
Venir à la DemiLune signifiait ne jamais savoir avec qui tu allais passer la soirée. Sa façon d’abattre les barrières sociales c’était de mettre côte à côte des personnes différentes, et de voir comment il se fait que, en se donnant les bons outils – que ce soit le thé malien, la guitare ou la mandoline, l’oignon à couper, ou deux pinceaux et des couleurs – peut sortir quelque chose d’incroyablement riche, fertile, un tableau d’expressivité libérée et, celle-ci, oui, révolutionnaire. Parce que en dehors de tous les codes de lecture, interprétations et sens qu’on a l’habitude d’utiliser. Des gens qui ne savaient pas lire assis à côté de pseudo-intellectuels perdus, un mélange d’au moins cinq langues différentes, sans compter celles des animaux ou des bébés.
La bataille de la DemiLune c’était ça. Dans sa petitesse, sa grandeur était contre toute homogénéisation, contre toute uniformisation, contre tout protocole et étiquette pré-écrits. C’était une lutte sans programme, ni manifeste. Une lutte qui trouvait sa base dans les difficultés matérielles qu’on rencontre chaque jour. Une lutte de la complicité, de la solidarité, de l’aide réciproque, de l’effort, de l’attention, pour une vie partagée avec plein de gens, vingt en moyenne, à qui dire bonjour chaque jour, avec affection et sans indifférence. Une lutte pour l’amour, pour la vie. Un espace dans lequel deux enfants ont fait leurs premiers pas, et où un autre aurait dû prendre son premier souffle. Un espace caractérisé par l’ouverture, où l’accueil était une pratique constante. Ça pouvait être pour quelques jours, pour quelques mois, mais rares sont les épisodes dans lesquels quelqu’un a été empêché de rester. Et justement l’absence de manifeste, de programme, de définition, a permis que des gens très différents puissent se trouver à l’aise et trouver leur place, avoir quelque chose à donner, et beaucoup à recevoir. Apprendre ensemble. Apprendre en faisant.
La DemiLune était un monde, complet, entier, intégral, qui des fois risquait de te fagociter, de te happer en lui, un monde où il était facile de demeurer des heures sans voir le jour passer, et aussi une dimension, un espace-temps difficile à quitter, un monde qui par sa complexité et diversité pouvait t’assécher et en même temps te noyer en lui. C’était un espace plein de vie et de vitalité, avec également tous les problèmes que créent la confrontation de tant de caractères et d’émotions. C’était un lieu de conflit permanent, où la salle de boxe avait sa raison réelle d’exister.
Impossible de raconter et de décrire vraiment tout ce qui s’est passé entre ces murs. Probablement pas très utile non plus. Moi pendant que j’écris, je me souviens des regards, des épisodes, des confrontations, des sourires, des danses. Et le tout cristallisé par la variété. Et la beauté.
De voir danser ensemble côte à côte autant de diversité, ça fait presque émerger l’espérance, la confiance, dans l’humanité : cette humanité qui se révèle quand, du bas, de façon autonome, les gens commencent à s’organiser, à se rassembler, commencent à se regarder les yeux dans les yeux et non par derrière, commencent à faire des choses ensemble, en laissant l’espace et le temps à l’expression de l’unicité de chacun.
La DemiLune continuera à vivre dans chaque porte qui s’ouvre à un étranger, dans chaque nouvelle discussion avec une nouvelle personne, dans chaque amitié marquée au fer par la profondeur du partage, par l’honnêteté. Dans chaque pratique qui incorpore des désirs, dans chaque lutte contre toute autorité, dans chaque personne et chaque groupe qui saura se mettre en discussion soi-même ainsi que son credo. La DemiLune faisait ça : en te posant toujours devant le divers, elle te montrait le regard constant de tes propres limites.
Elle continuera à vivre, sans murs ni fenêtre, mais dans l’aire, dans l’énergie, dans la confiance, dans l’amour. Elle continuera à vivre dans l’air qui court entre deux personnes, dans l’envie de rencontrer, dans la curiosité de découvrir. Elle continuera à vivre dans les paroles qui hurleront rage et détermination, pour détruire ce qui nous oppresse et obstrue notre possibilité d’être libre, et vivre heureux dans notre diversité. Elle continuera à vivre, toutes les fois que nous lutterons contre la fascisation de cette société, contre la fausseté et la tyrannie des institutions qui veulent qu’on soit immobiles, silencieux et égaux, monochromes. Elle continuera à vivre dans chaque cri de rébellion, de rage, dans chaque étreinte de communion, dans chaque litige qui révèle transparence, honnêteté, clarté.
Elle continuera à vivre la DemiLune, en tous ceux qui ont eu la chance d’y passer du temps, et d’apprendre autant. Elle continuera à vivre dans les discours, les mémoires. Elle continuera à vivre dans ces regards, dans cette façon d’observer la réalité, de se jeter dedans : parce que si on le veut les murs peuvent s’élargir, peuvent s’écrouler.
Et comme tous les astres, la DemiLune ne peut pas achever sa révolution : mais, attention, ceci n’est que sa première explosion.
2milunes, 31 octobre 2010.