Vendredi 19 novembre 2010 17h30, nous arrivons au 118 route de Vienne. Ce sont des garages abandonnés occupés par des familles qui étaient avant à Paul Bert. Il y a environ 20 garages occupés je pense, soit une trentaine de personnes dont une quinzaine d’enfants.
Il y a un peu plus de monde ce soir. Des gens qui n’habitent pas là sont venus rendre visite à leurs proches… Comme moi avec mes filles… L’ambiance est vraiment agréable. Les enfants jouent dans la cour, ils s’amusent beaucoup. Les familles sont au complet. Le père et la mère de Claudia sont arrivés hier pour fêter la naissance de la petite Cosmina… Elle a 5 jours aujourd’hui. Gilberte arrive avec quelques couvertures et nous échangeons des informations sur les familles les plus en difficultés.
Vers 18h30, je pense, alors que Gilberte est partie sur un autre squat et revient à mon appel, je discute dans un garage avec la famille de Claudia. Il y a son père, sa mère, ses frères, la petite, les enfants qui rentrent et qui sortent. Soudain, nous entendons des voix inhabituelles dehors. Les cris des enfants cessent. C’est la police. Ils demandent si quelqu’un parle français. Mes filles viennent me voir. Je leur dis qu’elles ne parlent pas français. En me tournant vers Alexandru, je lui dis que moi non plus je ne parle pas français. Moi roumain lui dis-je en plaisantant… Nous rigolons. Nous continuons de discuter, un peu plus bas… Dehors j’entends les policiers expliquer… « Il y a trop de bruit, il faut vous calmer… » Je ne fais pas trop attention. J’entends aussi « Si vous continuez, on va revenir et vous mettre dehors… » Mes filles me racontent qu’un policier donne des coups de pieds dans une porte pour l’ouvrir. Elles me disent qu’ils n’ont pas l’air très sympathiques…
Au bout de quelques minutes, c’est le silence. On n’entend plus les cris des enfants. Je me dis qu’ils ont du faire forte impression et qu’ils sont partis. Soudain, des cris et un homme qui rentre dans le garage complètement affolé… « La foumé, la foumé, partout… ». Je sors du garage. Des enfants et des adultes courent dans tous les sens en se masquant le visage. Je demande ce qui se passe : « La police, c’est la police… » Je suis stupéfait…
Il y a des femmes avec des bébés. Des enfants en bas âge et la police a gazé tout le monde ? Non, ce n’est pas possible. Je décide de me renseigner auprès des policiers et de les rattraper.
Les gaz sont trop forts. Mes yeux me font pleurer et j’ai du mal à respirer. Je suis pourtant devant le garage. Un léger brouillard provoqué par les gaz inonde l’endroit. Je cours vers la sortie. En passant devant les buissons, à 5 mètres des garages, ma respiration se bloque tellement l’odeur est forte.
Dans la rue, aucun policier. Je me retourne et je vois les hommes qui sortent en courant. Les femmes et les enfants suivent. Tout le monde pleure. Des enfants se mettent à vomir. La maman de Gaby, 52 ans, est traînée par 2 personnes. Elle est très mal et commence à perdre connaissance. Les femmes hurlent, les enfants poussent des cris. Du monde se presse autour de la dame très mal en point. Quelqu’un commence à lui mettre les mains dans la bouche pour lui ressortir sa langue qu’elle est en train d’avaler. Un autre lui fait du bouche-à-bouche. J’ai vraiment l’impression qu’elle est en train de mourir. C’est la confusion la plus totale. J’appelle le 15 ou le 18, je ne sais plus… Je donne l’adresse et explique qu’il faut envoyer des secours d’urgence. J’alerte un commerce voisin en lui demandant d’appeler également les secours.
On commence à se compter … Où est Claudia et son bébé ? c’est bon, elle est sortie… Et Bianca, tu l’as vue ? Non… Et toi ? Oui, elle est sortie. Où est Marcella avec son bébé de 2 mois ? Elle arrive…
Les hommes m’entrainent dans la rue voisine. On y voit une voiture de police vide. Elle est immatriculée 69 N 2928 C. L’un d’entre eux me dit que c’est eux qui ont gazé tout le monde. Nous revenons sur nos pas. C’est toujours la panique. Beaucoup de cris, de pleurs. Les pompiers sont arrivés assez vite. Un véhicule. Ils essayent de trier ceux qui sont dans l’état le plus critique La maman de Gaby est emmenée dans le véhicule des pompiers. La police vient se placer devant le garage. Se rendant compte de l’ampleur des dégâts, les pompiers appellent des renforts : un autre camion arrive, puis un second. Il y en a 3 au total, plus une voiture.
Plusieurs témoins reconnaissent les policiers qui sont venus quelques instants auparavant pour réprimander les enfants. Pourquoi ont-ils mis si longtemps à venir ? Que faisaient-ils dans la rue voisine hors de leur véhicule alors que 30 personnes étaient sur le trottoir juste à côté ? D’autres policiers, en civils, arrivent cette fois… Ils mettent un brassard. Un troisième équipage de police est également là avec un civil.
Les habitants des garages sont furieux, les noms d’oiseaux fusent à l’encontre des policiers au fur et à mesure que des enfants ou des adultes font des malaises.
Un policier me demande ce que je fais là. Je répond que je suis un passant … « Alors passez » me dit-on… « Et si vous n’êtes pas content, vous pouvez toujours les emmener dormir chez vous… » Tiens ? De quoi me parle-t-il ce policier en civil ? Un peu hors sujet, mais bon…
Les passants, les vrais, s’attroupent en se demandant ce qu’il se passe.
Les policiers attrapent celui qui parle le mieux français et alors que personne ne leur demande rien, ils commencent à lui expliquer leur version des faits… J’apprendrai plus tard qu’il avait tout vu, y compris le moment du gazage. En sortant des garages, ils auraient été menacés par un chien, un gros chien dangereux… « on n’allait pas le tuer » dit un policier en mettant la main sur son pistolet. « Alors on l’a gazé ».
Personne ne croit à cette version.
Un vieux monsieur qui était venu ranger sa voiture dans un des garages loués quelques instants auparavant lance : « Ca fait 20 ans que je gare ma voiture ici, je n’ai jamais vu un chien ». Un homme me dit que les enfants jouent dans la cour tous les après-midis depuis début novembre. Ils n’ont jamais vu ni entendu le moindre chien.
J’essaye de me remémorer les différentes scènes. Au moment où le silence s’est fait et où j’ai supposé que les policiers partaient, je n’ai ensuite entendu aucun animal aboyer. Et puis, où est passé ce chien ? J’ai dû sortir une minute au maximum après les policiers. Je n’ai croisé aucun chien. Compte tenu de la puissance des gaz, il devrait encore être là, à moitié mort… Rien de rien.
Alors je me renseigne. Je retrouve 2 personnes qui ont vu toute la scène et ont une version bien différente de celle des policiers. Un enfant qui parle très bien français, Marcel et aussi la maman de Gaby, celle qui a été le plus touchée par les gaz… Après leurs menaces d’expulsion qu’il y avait trop de bruit, les policiers se sont arrêtés à environ 5 ou 6 mètres des derniers garages et là, 2 policiers auraient sorti de leur blouson les bombes et auraient aspergé de gaz les buissons de chaque côté du chemin et seraient partis en courant.
La femme mime la scène, à côté des garages, et non vers la sortie, à 40 mètres des garages, là où les policiers disent avoir actionné les bouteilles de gaz.
Un homme me raconte la même chose : « ils nous ont dit au revoir et au moment de partir, à cet endroit (il montre l’endroit qui est à côté des garages, au niveau des buissons) ils ont sorti des bouteilles de gaz et ils ont appuyé. »
Plusieurs témoins me diront que les bouteilles de gaz étaient encore dans la voiture, bien visibles. Il paraît que ce sont des sortes de « bonbonnes » de la taille d’un petit extincteur. La police cherche toujours l’arme du crime. Ils ne portaient plus les bouteilles sur eux, ils les avaient laissées sur le siège arrière de leur voiture. Pourquoi ?
Les policiers sont restés un long moment, jusqu’à l’arrivée des journalistes. France 3, Lyon Capitale et plus tard Le Progrès sont venus. Les policiers auraient raconté qu’ils étaient là car il y avait une occupation illégale et qu’il fallait partir… Ah bon ? La police peut demander à des squatteurs de partir sans procédure judiciaire dans le 8ème arrondissement de Lyon ? Ils sont au courant depuis le début du mois de leur présence. La mairie également… Pourquoi venir maintenant ? Juste avant de partir, alors que les pompiers étaient partis et que la maman de Gaby faisait un autre malaise, quelqu’un a demandé aux policiers d’appeler les secours. « On n’a pas de portable a répondu l’un d’eux. » Il a ajouté… « Demandez lui à elle, elle s’en sert bien pour appeler les journalistes » en pointant un doigt accusateur vers Gilberte.
Un petit rayon de soleil est venu éclairer la nuit noire lorsque deux personnes sont venues jouer de la musique devant les habitants tous médusés par ce qui venait de leur arriver. Le patron du bar d’en face est venu également. Tout le monde tapait dans ses mains au rythme de la musique et les policiers se cachaient. C’était un peu d’humanité de la part de simples citoyens qui venaient apporter leur soutien à des familles en grande détresse.
Le bilan est inquiétant. Je n’ose pas dire lourd car j’espère que tout se terminera bien.
Les pompiers ont emmené Claudia et sa petite qui a 5 jours. Bienvenue à Lyon, ma fille… 5 jours et déjà baptisée par la police… Bianca et sa fille de 2 ans ont été emmenées à l’hôpital. Jenny, 17 ans qui vomissait et se trouvait très mal également. La maman de Gaby a fait 3 malaises. Une fois, elle est tombée par terre de tout son long.
Alors maintenant j’ai quelques questions…
– Pourquoi 3 policiers se présentent dans un squat à 18h30 ou 19h et disent aux journalistes qu’ils étaient là car il y avait une occupation illégale que tout le monde connaît : police, mairie, riverains, depuis plusieurs semaines ?
– Comment se fait-il que les policiers étaient venus avec des bombes lacrymogènes aussi puissantes ? Ils les portent toujours sur eux ? Si oui, pourquoi les avoir laissées sur les sièges de leur véhicule lorsqu’ils sont revenus et ne pas les avoir gardées sur eux ? Si non, pourquoi sont-ils arrivés sur le site équipés de ces bouteilles ? Comment savaient-ils à l’avance qu’ils en aurait besoin pour se défendre contre un chien que personne d’autre qu’eux n’avait jamais vu auparavant ?
– Le site est à ciel ouvert. Les gaz étaient si puissants qu’ils ont même pénétré dans les garages fermés. Tout le monde a du s’enfuir, y compris ceux qui ont tenté de rester à l’intérieur pensant être protégés. Les policiers à qui j’ai parlé de ma mésaventure m’ont dit qu’un chien qui prenait une telle dose de gaz ne devait plus bouger beaucoup après un tel traitement… Sur 30 à 40 personnes, pas une seule n’a vu un chien en mauvais état…
Les policiers n’avaient-ils pas plutôt tout simplement prévu de venir s’amuser un peu en gazant des Rroms et ils s’étaient donc équipés en conséquence ?
Enfin, ces policiers ont-ils agi sur ordre ? Ou simplement de leur propre initiative ? La mairie du 8ème était-elle au courant de cette opération ? S’agissait-il d’une intimidation ou d’une réelle volonté de faire partir les gens ce soir en bafouant le droit ?
Quelqu’un peut-il m’expliquer comment on peut parler de justice aux enfants ? Comment leur expliquer que notre pays est celui de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité quand des policiers se conduisent ainsi ? Quand on crache sur un drapeau français, c’est un outrage. Soit. Quand des policiers en uniforme envoient de telles quantités de gaz lacrymogènes sur des hommes, des femmes, des enfants, des nourrissons de quelques jours, qu’est ce que c’est, alors ?
***
Un bref résumé des faits.
Des membres des Collectifs de soutiens aux Rroms