Traduction de l’article « A carte coperte. Sfratti anticipati? Casini assicurati! » paru dans Invece n°23, avril 2013.
Ces derniers temps nous étions nombreux, parmi ceux qui résistent aux sfratti (terme spécifique pour l’expulsion d’un logement locatif ou acheté à crédit) à Barriera di Milano et à Porta Palazzo, à avoir la sensation que la partie adverse était en train de mijoter quelque chose pour tenter d’avoir raison de cette lutte.
L’idée élaborée au printemps dernier par la questura (la préfecture ou commissariat) de concentrer un grand nombre de sfratti le troisième mardi du mois, pour contraindre les résistants à se diviser, tout en se munissant de son côté d’un grand nombre de CRS, non seulement n’a pas produit les résultats espérés mais s’est révélée au contraire désastreuse pour les autorités. Grâce à l’aide d’autres personnes solidaires venues aussi d’ailleurs, les 3e mardis du mois ont permis à cette lutte de faire de grands pas en avant d’un point de vue qualitatif. Les barricades devant les portes d’entrées des immeubles et dans des rues entières, pour se défendre de la police, sont devenues désormais familières, que ce soit pour ceux qui résistent ou pour les habitants du quartier, devenant en elles-mêmes un signe de reconnaissance de cette lutte. Le courage, l’esprit d’initiative et le plaisir qui ont mûri pendant ces 3e mardis du mois se sont ensuite propagés dans plusieurs piquets « normaux », modifiant notablement les rapports avec la partie adverse. La peur des huissiers de justice et des propriétaires diminuant de plus en plus, et en considérant comme presque escomptée l’obtention d’un délai, l’objectif du piquet est alors devenu celui d’imposer la date du renvoi de façon à le prolonger le plus possible et d’éviter la superposition des sfratti éloignés géographiquement les uns des autres. De cette manière, en de nombreuses occasions, l’huissier, se retrouvant encerclé et à la merci des résistants, délivra des délais très longs, jusqu’à quatre ou cinq mois. Pour rétablir l’ordre, la questura a donc dans certains cas fait escorter les officiers de justice par des cordons de CRS, un choix d’urgence qui, s’il a pu fonctionner, ne pouvait pourtant, pour plusieurs raisons, devenir une procédure normale. Ne pouvant pas toujours compter sur la compagnie des CRS, les huissiers ont alors un peu tout essayer : délivrer les renvois reclus dans le commissariat le plus proche, se faire accompagner en voiture par la DIGOS (sorte de police politique) ou bien se montrer tout de suite disposés à favoriser la volonté des résistants. Le bilan de ces mois dans cette portion de Turin a donc été plutôt décourageant pour les autorités. Aucun sfratto où se tenait un piquet n’a pu être exécuté, une lutte qui semaine après semaine est devenue plus large et déterminée et un massif turn-over d’huissiers qui, au bord de la crise de nerfs, cherchent chaque jour à se faire muter ailleurs.
Le premier avertissement sérieux d’un changement de stratégie a eu lieu début mars quand, dans une autre zone de la ville, à San Paolo, une famille qui résistait a été expulsée en avance par rapport à la date conclue avec l’huissier, grâce à l’article 610 du code de procédure civil, c’est-à-dire l’incident d’exécution. Avec cette mesure, le propriétaire, l’huissier et sûrement aussi la questura, peuvent demander de suspendre le cours normal d’un sfratto en le remettant aux mains d’un juge qui, sans prévenir personne, fixe le moment où celui-ci doit être exécuté. Aucun préavis, donc aucune possibilité pour la famille de s’organiser préventivement et un sfratto qui devient un sgombero (l’équivalent de l’expulsion d’une occupation « sans droits ni titre », c’est-à-dire sans date fixée, mais en France c’est aussi le cas pour les logements locatifs). A Barriera di Milano, l’incident d’exécution n’a été utilisé qu’une seule fois, au printemps dernier. Heureusement sans conséquence, dans ce cas, pour la personne expulsée, qui avait déjà abandonné l’appartement pour occuper une maison avec d’autres compagnons de lutte. Depuis, aucun autre cas de ce genre ne s’est reproduit. Mais cette fois-là, beaucoup pensèrent tout de suite que ce qui était arrivé à San Paolo ne resterait pas un cas isolé.
La confirmation arriva le 11 mars, l’huissier ne se présente pas au sfratto, et comme décidé la veille en assemblée, les participants au piquet se rendent alors à l’Unep, siège des huissiers, situé dans l’ancienne prison turinoise « Le Nuove ». Une quarantaine de personnes parmi lesquelles compagnons, sfrattandi (personnes en attente de sfratto) et enfants font irruption dans l’édifice, en criant des slogans et en improvisant une petite manifestation qui de fait bloque le travail. Les clients sortent, tout comme les huissiers. Petit à petit l’ex-prison retrouve sa splendeur d’origine en se remplissant d’agents de la DIGOS, de CRS et de patrouilles de flics qui encerclent les manifestants. Commencent alors les tergiversations avec les flics qui exigent les papiers des « occupants » comme condition pour les laisser partir, et ces derniers qui exigent en revanche un délai au sfratto pour s’en aller. Après qu’un document certifiant que le dossier est maintenant entre les mains du juge ait été délivré au sfrattando, les CRS commencent à emmener par la force quelques manifestants et les chargent dans les camionnettes. Au même moment, en dehors de l’Unep, quelques personnes solidaires bloquent le boulevard et se font rapidement charger par les CRS sortis au pas de course de l’ancienne prison. Un manifestant sera frappé à coup de tonfa avant d’être emmené. Au final une dizaine de personnes seront interpellées. Les autres « occupants », en accord avec les manifestants à l’extérieur, choisissent de donner leurs papiers et tous ensemble, une soixantaine de personnes, ils se dirigent à l’autre bout de la ville, devant le commissariat où sont enfermées les personnes interpellées. Pendant au moins trois heures une incessante battitura (manifestation bruyante !) et l’explosion de gros pétards tiennent compagnie aux personnes arrêtées. C’est déjà le soir lorsque la majeure partie des personnes embarquées sort et qu’on se rend compte que trois compagnes sont très probablement en état d’arrestation, accusées de « violences sur agent » pendant une altercation avec les six flics qui les encerclaient pendant leur transfert à bord des blindés. Quelques-unes des personnes interpellées les ont vues au commissariat se prendre des coups de pied et des baffes par les agents. Les quotidiens locaux rapporteront que dans la nuit de mardi, à Barriera di Milano, les vitrines de deux banques et d’une poste ont été endommagées à coup de pioche et les murs recouverts de tags « Assez d’expulsions, vous paierez tout ». Le mercredi, les compagnons, les personnes solidaires et les sfrattandi se retrouvent pour décider quoi faire en solidarité avec les personnes arrêtées. En peu de temps, l’assemblée se transforme en manifestation et se dirige à l’arrêt de bus de la prison des Vallette pour saluer bruyamment les compagnes. Pour la seconde fois en quelques jours se retrouvent ensemble compagnons, personnes solidaires et sfrattandi, loin du quartier où ils vivent et non plus uniquement pour défendre une maison avec un piquet. La police, à qui tant de solidarité tape visiblement sur les nerfs, ne trouve rien de mieux à faire que de crever en cachette les quatre roues de la voiture d’un compagnon. Pendant que les manifestants attendent l’arrivée de la dépanneuse, quelques policiers se feront éloigner par des cris et des crachats. Les compagnes sortiront toutes le vendredi soir, dont deux avec l’obligation de signer chaque jour au commissariat.
Pendant ce temps à Porta Palazzo et Barriera di Milano presque tous les sfratti au programme sont suspendus et renvoyés entre les mains du juge. Même le 19, le 3e mardi de mars, sur six des sept sfratti on ne voit pas l’ombre d’un huissier. En revanche, l’unique renvoi de la journée sera carrément délivré à 8h du matin et devant la maison de l’huissier, qui a préféré ouvrir en pyjama plutôt que de se présenter face au piquet. A la fin de la matinée de mardi, une fois constaté que les huissiers ne viendraient pas, une manifestation d’une centaine de personnes déambule dans les rues du quartier au cri de « Sfratti anticipés? Bordel assuré! ». La journée se conclut avec un hors programme. Dans l’après-midi se tient à la fondation Fulvio Croce un débat sur le thème des « expropriations forcées ». Parmi les intervenants ressort le nom de Marco Nigra, le même juge qui avait décidé l’expulsion surprise à San Paolo. Une vingtaine de « mal intentionnés » entrent et interrompent brusquement son intervention pour expliquer à lui et à toutes les personnes présentes ce qu’ils pensent de l’incident d’exécution. On se laisse avec la promesse de se revoir chaque fois que se présentera l’occasion.
Pour le moment il est encore difficile de comprendre quels changements provoquera cette nouvelle stratégie dans la lutte. Pour autant que l’on sache l’incident d’exécution est un instrument auquel on recourt en cas exceptionnel, une mesure d’urgence qui n’a jamais été utilisée systématiquement pour démanteler des parcours de luttes. Outre les répercussions sur les sfrattandi laissés dans une condition d’insécurité constante, avec l’anxiété d’être jeté hors de sa maison à n’importe quel moment, les sfratti à surprise risquent d’altérer de façon significative un des moments fondamentaux de cette résistance : le piquet. Si les huissiers ne se présentent plus, ou s’il n’y a plus de date certaine, la présence et les barricades devant les entrées d’immeuble n’auront plus aucune efficacité immédiate. Un aspect et non des moindres, étant donné que les piquets ont été le principal instrument, pour qui participe à cette lutte, pour se connaître dans la pratique et qu’ils ont permis à beaucoup d’augmenter leur propre détermination et disponibilité à lutter. Mais pour une lutte qui a fait le choix depuis le début de n’avoir ni permanence ni comité, les piquets ont été le moyen principal pour rencontrer les futurs compagnons de lutte et percevoir ensuite la solidarité diffuse parmi les habitants du quartier. S’ils venaient à manquer, il deviendrait en somme nécessaire de repenser cette lutte à la base, tâche qui requiert une intelligence et une capacité intuitive remarquables. Il semble se profiler à l’horizon le passage d’une lutte basée principalement sur la réactivité, que ce soit sur la capacité à réagir efficacement aux mouvements de la partie adverse, à une lutte où, au contraire, il semblera plus important de prendre l’initiative. Jusqu’à maintenant le résultat de ce qui se faisait était immédiatement perceptible : si nous nous organisons pour empêcher un sfratto et que celui-ci est renvoyé, ce qui s’est fait parait à tous efficace. Par contre il est plus difficile d’imaginer pouvoir faire échouer la stratégie des sfratti à surprise en empêchant la réalisation de chaque sfratto anticipé. Aussi bien organisées qu’elles soient, lorsque les personnes solidaires se rejoindront devant la maison du sfrattando, il est fort probable qu’elles trouveront les rues déjà fermées par les camionnettes et les CRS, et il sera alors évidemment bien plus difficile de les repousser, plutôt que de chercher, comme cela s’est fait jusqu’à maintenant, à ne pas les laisser entrer. Créer une quantité de problèmes supplémentaires à la partie adverse, rendre la facture de ses décisions toujours plus salée, lui « déconseillant » ainsi de continuer sur le chemin entrepris. Voilà une des hypothèses qui devra guider les pas des sfrattandi et des compagnons dans les prochains mois, conscients que la validité des choix faits ne semblera pas immédiatement tangible, comme quand ils organisaient les piquets. Faire en sorte, en somme, que le slogan crié ces derniers jours « Sfratti anticipés? Bordel assuré! » ne reste pas lettre morte. L’unité, la confiance réciproque et la détermination montrées ces derniers jours face à l’adversité sont certainement un bon signal, et la lutte semble jouir d’une bonne santé. Nous verrons si, comme cela s’est produit pour le 3e mardi du mois, cette nouvelle stratégie deviendra à son tour une source de problèmes pour les autorités et, paraphrasant les paroles d’un journaleux du coin, ce quartier se transforme pour les autorités en une Sherwood de ciment.