Tours: Contre la casse du social, soli­da­rité entre usa­gers et employés

Ce qu’on appelle communément la crise du logement fait régulièrement la une de l’actualité. D’année en année, la situation se détériore. Tous les ans, à l’arrivée de l’hiver, les médias s’inquiètent du sort des SDF. Pourquoi ? Serait-il plus tolérable qu’une personne meurt dehors faute de logement l’été plutôt que l’hiver ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’il y a plus de personnes sans toit qui décèdent l’été que l’hiver.

La casse systématique du secteur social

Cette année, la situation s’est particulièrement aggravée. Dans la plupart des villes, il y a de plus en plus de familles ne trouvant pas de foyer d’urgence pour les héberger. Plusieurs raisons sont à l’origine de cette situation.

La cause principale vient du développement de la misère et du chômage, ainsi que de l’augmentation des loyers et du prix des fluides (gaz, électricité, eau). Ainsi, le nombre d’expulsions de logements augmente et l’accès à un appartement devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour beaucoup.

Le secteur social a connu ces dernières années des transformations importantes. Alors qu’auparavant c’était, en général, les associations qui faisaient des propositions aux financeurs (État, collectivités territoriales…) en fonction des besoins qu’ils recensaient, maintenant ce sont les autorités qui font des appels d’offre auxquels répondent les associations. Le secteur social est devenu un véritable marché fondé sur les lois de la concurrence. Ainsi, lorsqu’une préfecture décide d’ouvrir des places pour des familles afin d’éviter qu’elles se retrouvent à la rue après l’expulsion de leur logement, la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS anciennement la DDASS) lance cette offre avec un cahier des charges. Différentes associations vont y répondre. L’association la plus rentable aura beaucoup de chances d’être retenue, même si le fonctionnement qu’elle propose ne respecte pas les droits et la dignité des futurs résidents.

La mise en place d’actions est de plus en plus tributaire des choix politiques des décideurs. Force est de constater que les politiques qu’ils mettent en œuvre ne se fondent pas sur les besoins sociaux, mais sur les conceptions imposées par le système capitaliste. Or, ce système n’a pas vocation à résoudre la question de la misère, mais au contraire à favoriser l’écart entre les riches et les pauvres. Cela conduit inévitablement à la paupérisation de pans entiers de la population. De ce point de vue, ici comme ailleurs, la continuité de la droite et de la « gauche » n’est plus à démontrer.

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La politique « du logement d’abord » mise en place par le secrétaire d’État au logement du gouvernement Fillon y contribue aussi. Elle fut négociée avec la FNARS (fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale). Elle rassemble la plupart des associations qui interviennent dans le secteur social. En fait, c’est une fédération d’employeurs. Sous couvert d’œuvrer pour l’autonomie des individus, cette politique consiste à favoriser l’accès au logement ou à héberger les personnes dans des appartements gérés par des associations. Pour que cette politique ne se limite pas à un discours démagogique, il aurait fallu faciliter l’accès au logement ; ça n’a pas été le cas.

L’objectif de cette politique est de réduire les budgets alloués aux CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion sociale). En effet, si les gens accèdent à des logements, on peut réduire les places en CHRS. Ces CHRS sont des foyers où les gens sont logés, nourris et où un accompagnement social se met en place pour que les résidents puissent retrouver leurs droits sociaux, vivre normalement dans un logement et avoir des ressources. Ce n’est pas la loi Duflot qui va retourner la table. La ministre ferait mieux de se concentrer sur l’application des lois existantes plutôt que d’en faire voter d’autres.

Globalement, le secteur social est en train de subir une restructuration. Il existe environ 40 000 associations intervenant dans le champ du social (toutes tailles confondues, de plusieurs milliers de salariés à une dizaine). Sous la présidence Sarkozy, l’État voulait les réduire à 6 000 en favorisant le regroupement des associations ou l’absorption des plus petites par les plus grosses. L’État estime qu’il y a trop d’interlocuteurs et qu’il préfère négocier avec les plus grosses associations qui sont en général les plus gestionnaires. De là à dire que les plus petites associations sont militantes, il y a un pas que je ne franchirai pas. Le but essentiel est de réduire les coûts du secteur social. Là encore, l’arrivée de Hollande au pouvoir n’a pas remis en cause ce choix politique.

Pour illustrer la situation dramatique, voici un petit listing de ce qui va évoluer à Tours dans les jours à venir en lien ou non avec la fin du plan hivernal.

– Foyer Albert Thomas (foyer d’hébergement pour hommes demandeurs d’asile ou ayant des papiers [1] géré par l’association Emergence [2]) : suppression de 10 places d’hébergement au 31 mars.
– Foyer Dolbeau (foyer d’hébergement pour demandeurs d’asile ou personnes ayant des papiers, ouvert aux familles, femmes et enfants, géré par Emergence) : suppression de 11 places d’hébergement au 31 mars.
– Hôtel Conté (hébergement de demandeurs d’asile par Emergence) : suppression de 24 places en chambres au 31 mars.
– Plan hiver accueil nuit (hébergement de demandeurs d’asile et de SDF par Emergence dans ses propres locaux) : suppression de 25 places le 1er avril.
– Fermeture de 2 appartements pour demandeurs d’asile (gérés par Emergence aux Fontaines et au Sanitas) le 31 mars.
– Accueil famille (accueil de jour pour les familles, géré par Emergence) : fermé le 1er avril pour une durée indéterminée (il n’y a qu’un salarié à ce poste, ce qui ne suffit évidemment pas).
– Secours Catholique (accueil de jour) : malgré un appel à bénévoles, ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour gérer l’ouverture permanente, et l’accueil sera fermé les samedis et dimanches.
– Chèques services (distribués par la Croix Rouge) : seuls 1 800 euros sont alloués chaque mois par le Conseil Général : le 10 de chaque mois il ne reste plus rien.
– La Barque (accueil de jour, association Au Fil de l’eau (Emergence)) qui est aujourd’hui ouverte du mercredi au dimanche devrait fermer aussi le mercredi.

Un premier axe de lutte : la réquisition des logements vides

Les réquisitions de logements vides constituent un premier axe de lutte. Tant d’un point de vue matériel que d’un point de vue juridique, il n’y a aucun problème pour qu’elles soient entreprises. Il y a suffisamment de logement vides pour répondre aux besoins. Trois textes prévoient la possibilité de réquisitionner : l’ordonnance de 1945, la loi Besson (du nom du ministre devenu tristement célèbre), et la loi de 1998 (votée sous le gouvernement Jospin mais que les élus de droite et de « gauche » refusent d’appliquer).

Souvent les maires des communes déclarent qu’ils ne peuvent réquisitionner des logements, sous prétexte que cela relèverait uniquement du pouvoir du préfet. Or, comme l’indique Le journal des maires de janvier 2005 :

« Le maire dispose d’un pouvoir de réquisition, même si celui-ci ne fait l’objet d’aucun texte spécifique. C’est au titre de son pouvoir de police générale qu’il peut alors être conduit à adopter une mesure de réquisition. Bien qu’elles soient rarement mises en œuvre, les réquisitions municipales constituent une manifestation traditionnelle du pouvoir de police du maire [3]. Le pouvoir de réquisition du maire peut avoir des objets très divers, car il peut s’étendre à tous biens ou tous services dont l’emploi est nécessaire au maintien de l’ordre public, c’est-à-dire permettant de garantir le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. C’est donc à ce titre que le maire peut être conduit à réquisitionner un logement. » [4]

Ce pouvoir de réquisition du maire s’appuie sur l’article L 2212-2 du Code général des collectivités territoriales.

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Le squat constitue aussi une solution. Mais il faut savoir de quoi on parle. Dans beaucoup de villes, il y a des squats qui sont tolérés par les autorités. Ils relèvent du système D. En fait ce sont des personnes qui ouvrent des maisons vides, sans faire de bruit. Dans certaines villes les services municipaux et sociaux sont informés de la situation. La police municipale passe régulièrement et établit des rapports sur les gens qui y habitent. Tant que les gens ne dérangent pas les voisins et ne revendiquent rien, on les laisse tranquilles. C’est aussi un moyen de faire baisser la pression sur les services d’urgence.

Par contre, si des squatters ouvrent un lieu à des fins militantes, en général la réaction est assez rapide et vive : des démarches sont entreprises pour les expulser sous couvert de défense du droit de la propriété.

Après la seconde guerre mondiale, on peut dire qu’il y avait une crise de logement du fait du manque de logements en raison des destructions causées par la guerre et du manque de constructions pendant l’entre-deux-guerres. Or, actuellement, on n’est pas dans cette situation, bien au contraire. Si des êtres humains sont à la rue c’est uniquement en raison de choix politiques ou plutôt de choix de sociétés. Nous sommes confrontés à un choix :

– soit c’est la propriété privée qui prévaut, et il faut donc assumer que de plus en plus d’hommes, de femmes et d’enfants n’aient que le ciel pour toit et qu’il y ait des morts dans les rues ;
– soit c’est la vie humaine qui prévaut, et il faut donc s’attaquer à la propriété privée et militer pour la gratuité du logement.

Un deuxième axe de lutte : se battre pour le respect et la dignité des usagers et des travailleurs sociaux

Le second axe de lutte concerne plus particulièrement les travailleurs sociaux. Il consiste à lutter pour le respect des droits de la dignité des usagers. En avançant cette revendication, on fait un lien très étroit entre les conditions d’hébergement des résidents des foyers et les conditions de travail des salariés travaillant dans ces derniers. On peut espérer briser le corporatisme et surtout créer des convergences d’intérêts. Les résidents ne sont plus vus comme des personnes à assister, mais comme des individus luttant pour leurs droits au même titre que les salariés luttent pour l’amélioration de leurs conditions de travail.

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Lorsqu’on regarde les textes en vigueur, il serait tout à fait possible que plus personne ne soit à la rue contre son gré. Quelques exemples :

En février 2012, un arrêt du Conseil d’État a institué le droit à l’hébergement comme étant une liberté fondamentale. Cela signifie que toute personne appelant le 115 doit pouvoir être hébergée le soir même.
Dans bon nombre de foyers d’urgence, le nombre de nuits d’hébergement est limité, ce qui est illégal. Le Code de l’action sociale et de la famille précise que « toute personne accueillie dans une structure d’urgence doit pouvoir bénéficier d’un accompagnement personnalisé et y demeurer (…) jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée (…) vers une structure d’hébergement stable ou de soins ou vers un logement… »
Toute femme ayant au moins un enfant de moins de 3 ans doit être prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance, qui dépend du Conseil Général, comme l’impose le Code de l’action sociale et de la famille. Ainsi, si elle est à la rue, elle doit être hébergée avec ses enfants.
Le Conseil d’État a indiqué dans 3 arrêts que l’État était obligé d’assurer l’hébergement, la vêture et la nourriture pour tous les demandeurs d’asile. Ainsi, la préfecture de la région Centre a imposé un dispositif d’urgence totalement illégal : après 7 nuits d’hébergement, les demandeurs d’asile sont jetés à la rue si les autorités préfectorales le décident.

Si l’État appliquait la législation qu’il est censé faire respecter, plus personne ne resterait à la rue contre son gré. Il en va de même pour les collectivités territoriales, notamment les Conseils généraux et les mairies.

On pourrait s’attendre à ce que les associations entendent cette position et revendiquent le fait que l’Etat ou les collectivités logent tous ceux qui en besoin. Ce n’est nullement le cas. Il faut dire qu’ils ont une marge de manœuvre de plus en plus réduite. Auparavant, l’État donnait une enveloppe globale à chaque association. Celle-ci se débrouillait pour la gérer en développant ou pas telle action au détriment ou en faveur d’une autre. Elle rendait des comptes de son activité une fois par an. Maintenant, on est passé à une gestion par action. Sans entrer dans les détails, l’Europe a imposé la gestion par BOP (budget opérationnel de programme). Cela signifie que chaque action d’une association est financée spécifiquement : tel budget pour tant de place en CHRS, tel autre pour le 115, etc. Ainsi, ce sont les financeurs qui décident de plus en plus des actions des associations et de leur développement. Le chantage au financement par l’État est de plus en plus fort. Chaque association essaye de préserver son pré carré. La concurrence entre elles devient de plus en plus vive.

L’absence de volonté de confrontation des associations face à l’État et aux autres financeurs placent ces derniers en position de force et leur permet d’imposer leurs choix. Il est très curieux, par exemple, que la FNARS ne parle quasiment pas du respect des droits des usagers, en tout cas pas concrètement. Elle se limite à demander des places d’hébergement et des moyens supplémentaires, sans discuter du contenu et de la qualité des actions entreprises. Or, une des fonctions de ces associations et des travailleurs est de faire connaître ces droits aux usagers, et donc de les aider à les faire valoir. En général c’est le contraire qui se passe.

A Tours, par exemple, 14 référés ont été gagnés en 2009 et 2010 contre la préfecture par rapport à l’hébergement de demandeurs d’asile. La DDCS a exigé d’une association locale qu’elle vire des familles hébergées en urgence pour laisser la place aux familles qui avaient fait respecter leurs droits. De même, les associations, toujours à Tours (on peut penser que cette situation n’est pas très originale), préfèrent louer des chambres dans un hôtel infâme plutôt que de louer des logements. Une chambre coûte entre 850 et 1 000 euros par mois, alors qu’un logement revient à environ 400 euros.

Cette aberration a une logique. D’une part, il est plus facile de virer des gens d’une chambre d’hôtel que d’un logement (pour ce dernier, il faut entamer un référé ce qui peut être coûteux et long si la famille a un bon avocat). D’autre part, il faut que les conditions d’hébergement soient spartiates pour éviter « l’appel d’air », notamment pour les personnes d’origine étrangère. C’est intentionnellement qu’on crée des conditions de survie les plus « hard » dans l’espoir d’enlever l’envie de venir en France. Cela contribue à bafouer le droit d’asile et à remettre en cause la convention de Genève.

Nos vies sont plus importantes que leurs profits !

Cette logique touche de plus en plus de monde et pas seulement des personnes d’origine étrangère, comme le montre quotidiennement la situation où des milliers de personnes restent dehors, ou dans le stress de l’expulsion de leur logement. Les revendications d’un logement pour tous et toutes et le respect de la dignité et des droits des personnes sont un des éléments de lutte pouvant permettre de mettre en avant des contradictions émanant de l’État. Ainsi, nous pouvons entrouvrir des fractures pouvant remettre en cause des fondements de la société bourgeoise comme la propriété privée, réfléchir et agir pour le respect de notre dignité. Les institutions de cette société ne peuvent et ne veulent le faire.

J.Christophe
Dessins : Rini Templeton

Notes:

[1] Les sans-papiers n’ont désormais plus aucun droit à l’hébergement, même d’urgence.

[2] L’association Emergence est un acteur central du “marché du social” à Tours. Elle est sous les ordres de la DDCSPP (direction départementale de la cohésion sociale et de la protection de la population). Elle gère les lieux d’hébergement suivants : Foyer Albert Thomas, Foyer Dolbeau, Accueil famille, Accueil hiver nuit, chambres à l’hôtel Conté. C’est lorsque la DDCSPP ne verse plus d’argent que ceux-ci ferment.

[3] Cf. Conseil d’État, 11 décembre 1991

[4] Cf. Les pouvoirs du maire en matière de réquisition de logements, Olivier Hermabessière, Journal des Maires, janvier 2005

[Publié le 2 avril par la Rotative]

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