Calais : récit et réflexions à propos de la manif interdite du 1er octobre

Ce samedi 1er octobre, une manifestation de solidarité avec les migrant·e·s était prévue à Calais, au départ de la « Jungle », nom donné au plus grand bidonville de France, où vivent plusieurs milliers de migrants (pratiquement que des hommes). La manifestation devait traverser Calais pour finir au centre-ville.

Deux jours avant, la manif était « interdite » par la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, qui annonçait « l’interdiction de toute manifestation revendicative en lien avec la question des migrants à Calais, Sangatte, Coquelles, Fréthun et Marck-en-Calaisis, pour l’ensemble de la journée du 1er octobre 2016 ».

Il n’y avait pourtant aucun souci pour manifester un mois plus tôt contre la présence de migrants à Calais… Mais, là, pas moyen d’exprimer sa solidarité avec les migrants, surtout pas en plein centre-ville.

Cette journée a donc pris place dans une ambiance d’occupation policière devenue banale: dans les rues de Calais, surtout du côté de la Jungle, des centaines de flics (des CRS en première ligne, et des gardes mobiles au cas où) étaient là pour montrer à chacun-e le visage de la république française. Le tout, dans un décor « parfait » pour illustrer ce qu’on appelle la « forteresse Europe »: un bidonville gigantesque à côté d’une route « protégée » de plusieurs couches de grilles et de barbelés, des milliers de migrants qui survivent dans des conditions difficiles à imaginer. Cette ghettoïsation a été imposée par l’État, qui, après avoir expulsé tous les lieux de vie et de survie ouverts à Calais, a forcé tout le monde à s’installer dans ce no man’s land à l’écart de la ville.

Après la confirmation par le Tribunal administratif de Lille de l’interdiction de la manifestation, les organisateurs (la CISPM, Coalition Internationale des Sans-Papiers et Migrants) ont toutefois décidé de maintenir la manifestation.

Celle-ci s’est mise en place tranquillement sous le pont de sortie de la Jungle, mais elle a immédiatement été bloquée par plusieurs cordons de CRS. Quelques centaines de personnes étaient réunies, de nombreux migrants, ainsi que des militant-e-s venu-e-s d’un peu partout. Dans un premier temps, l’ambiance était plutôt festive, avec batucada et slogans entonnés (principalement de simples « UK, UK », comme « Royaume-Uni », chantés par ceux qui souhaitent traverser la Manche…). Puis, la pluie s’est mise à tomber, et les flics en ont profité pour nous faire chier. Commençant à bousculer les premiers rangs et à balancer des lacrymos pour faire reculer tout le monde, les CRS ont mis tout le monde sous la pluie, avant de noyer l’entrée de la Jungle par des salves de grenades lacrymogènes.

Aux lacrymos ont répondu de premières pierres, puis le canon à eau est entré dans le jeu, et ça s’est enchaîné, les affrontements durant ainsi quelques heures, pratiquement sans discontinuer, s’étandant sur divers points de fixation le long de la route (partout « protégée » par des grillages et des barbelés).

Pendant ce temps-là, quatre bus (près de 200 personnes) ont été bloqués environ deux heures par la police au péage de Setques, à 40 kilomètres au sud de Calais, forcés à faire demi-tour.

D’après le syndicat SGP Unité Police FO, cité dans une dépêche Reuters, 700 grenades lacrymogènes ont été tirées durant ces heurts, qui ont duré plus de trois heures et mobilisé plus de 200 membres des forces de l’ordre (sans compter tous ceux qui circulaient autour de la zone…). Selon la même dépêche Reuters, « un face-à-face aussi violent n’était pas survenu depuis le début du démantèlement, le 29 février, de la partie Sud du plus grand bidonville de France ». Mais ce que ne dit pas l’agence de presse, c’est qu’aussi bien avant qu’après l’expulsion du 29 février dernier, les flics mettent la pression régulièrement sur la Jungle, balançant des lacrymos au beau milieu des habitations et rendant invivable le quotidien des migrants, parfois en pleine nuit. De quoi accroître une rage et un dégoût de ce monde de frontières… et de flics.

Alors le Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve peut bien « condamner avec la plus grande fermeté les violences commises par des activistes », de fait l’ambiance émeutière a été créée d’abord par ses flics. Enfin, la rage, les pierres lancées, les palets de lacrymo écrasés ou renvoyés, l’entraide, le partage du matos de soin et de protection contre les lacrymogènes, l’attention envers les personnes blessées ou perdues dans les nuages de lacrymo, si tout cela a été vécu activement par « des activistes », ça l’a été aussi, et principalement, par des migrants. C’est leur lutte avant tout, c’est leur quotidien. Nous étions là ensemble depuis des expériences de vie totalement différentes mais pour des objectifs communs: ouvrir/détruire les frontières.

Et si l’usage de la violence contre la police ne fait pas consensus parmi les migrants (comme parmi les militant·e·s européen-ne-s), l’hétérogénéité émeutière de cette journée était belle au sens où elle montrait qu’on était un certain nombre à refuser de baisser les bras et de se laisser écraser par la force policière. La solidarité entre migrants et « activistes » européen·ne·s se tenait dans une colère collective contre la police, contre l’interdiction de la manif, contre la situation de merde imposée quotidiennement aux migrants, contre ce projet de mur anti-migrants pour « protéger » le port de Calais. Et pour un monde ouvert, à l’opposé de celui qui ces derniers temps ne cesse de se refermer sur lui-même, de fermer toujours plus ses frontières, de rejeter toujours plus « l’autre ».

Alors tant mieux si quelques véhicules de flics ont été esquintés (sept selon un représentant du syndicat SGP Police-FO), d’autant qu’il fallait être sacrément habile pour y arriver : balancer des caillasses sur les CRS et leurs camions alors qu’on était en contrebas à essayer de les atteindre, tout protégés qu’ils étaient par des grilles et des barbelés hauts de plus de 3 mètres, c’était pas une mince affaire ! Chaque pierre touchant sa cible était accueillie par des hourras, au milieu des lacrymos.

Lors des affrontements, il y a eu plusieurs blessés côté manifestants (quelqu’un aurait eu un bras cassé), vu les tirs tendus de grenades et de flashballs c’est peu étonnant. Quelques flics auraient été blessés aussi ; mais on le sait, il ne leur suffit pas de grand-chose pour se déclarer blessés. Chercher un arrêt de travail quand on est flic, ça se comprend. Un taf pareil, ça doit donner envie de démissionner tous les jours.

À l’heure où les expressions de racisme décomplexé se multiplient, il est nécessaire d’exprimer notre attachement à l’internationalisme (et/ou au refus de tous les nationalismes). La liberté, l’égalité et la fraternité ne peuvent exister sans la destruction des frontières (et des États, et du capitalisme, qui exploitent et détruisent nos vies partout sur la planète).

Si la solidarité avec les migrant·e·s doit continuer de s’exprimer au grand jour par des manifs, des rassemblements et toutes sortes d’occupation antiraciste de la rue, elle peut aussi s’exprimer par des tas d’autres moyens, notamment bien sûr par l’action directe.

Comme on peut le lire dans cet appel à agir contre les entreprises collabos du « système répressif et de la machine à expulser » :

Du vandalisme au sabotage rien n’est trop beau pour dissuader les entreprises de collaborer.

Notre champ d’action est bien plus vaste que la zone des jungles. Les pourvoyeurs de l’arsenal policier sont répartis sur tout le territoire. D’où la nécessité, selon nous, d’une riposte décentralisée contre ces fournisseurs du contrôle gouvernemental. Des bornes biométriques aux lunettes thermiques, il y en a forcément près de chez vous. Après l’annonce de l’expulsion et le déplacement forcé des exilé·e·s aux quatre coins de la France, les possibilités d’actions sont multipliées. L’enjeu est de taille et délocalisé.

Maintenant, à nous.

NO BORDER NO NATION

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