Paris: récit de l’expulsion des migrant-e-s à Stalingrad

Jeudi matin (3 novembre 2016), pas mal de personnes qui s’étaient vues la veille au rassemblement à Stalingrad organisé par les migrants s’étaient levées dès 5h pour être prêtes en cas d’intervention sur le campement. Mais ce jour-là, l’intervention n’a pas eu lieu. Très vite, au fur et à mesure de cette journée de jeudi, se confirme le fait que cela se déroulera le lendemain. Plusieurs rendez-vous circulent pour être présent-e-s dès 5h du matin pour celles et ceux qui habitent le plus près.

Le vendredi 4 novembre, dès 5h15 le quartier est bouclé, plus possible d’entrer dans les périmètres d’évacuation des campements. Les stations Stalingrad et Jaurès sont fermées, les trains ne marquent même pas l’arrêt. Des dizaines de bus de tourisme sont garés avenue de Flandres, les chauffeurs ne savent pas où ils vont, on leur a seulement indiqué que cela ne dépasserait pas l’Île-de-France.

Des rangées de flics bloquent les accès qui pourraient permettre d’entrer dans le périmètre d’intervention. Derrière eux, on aperçoit les personnes migrantes regroupées, debout qui attendent. Beaucoup de flics et plein de gens sont là, missionné-e-s dans le cadre de leur travail pour la plupart, persuadé-e-s d’agir pour le bien-être de l’humanité pour d’autres. Pour identifier cette petite armée de bienfaiteurs et bienfaitrices, on leur a donné des gilets jaunes (la mairie), bleus (de mémoire la préfecture et des assos type Emmaus et FTDA) et rouges (l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration – OFII- et d’autres organismes ou associations).

À chaque point où des bus peuvent passer, des gens sont massé-e-s. Venu-e-s là comme moi à la fois pour exprimer leur solidarité aux personnes migrantes et par crainte que des gens soient mis dans des bus de flics direction le commissariat de la rue de l’Aubrac (ou un autre) pour une OQTF (obligation de quitter le territoire français) et éventuellement le centre de rétention. Ils et elles sont aussi venu-e-s par impuissance, parce que faute de mieux c’est plus supportable d’être là que de rester chez soi à ne rien faire.

De l’impuissance ce matin là il y en a eu beaucoup. On a juste pu hurler des slogans type « So so solidarité avec les réfugié-e-s » aux bus qui les emmenaient on ne sait où tout en se faisant pousser et houspiller par les flics. Certain-e-s ont pu aussi négocier l’entrée dans le périmètre de l’évacuation de migrants qui en avaient été exclus et voulaient monter dans un bus. D’autres ont été nassé-e-s.

Celles et ceux qui ont pu entrer dans le périmètre au fur et à mesure de la matinée n’ont pu qu’assister aux manières ignobles avec lesquelles les personnes migrantes sont traitées. Ces manières ignobles en disent long sur ce que celles et ceux qui participent à ces opérations ont dans la tête : les gens pour eux/elles sont des objets, du bétail à traiter. Sans ménagement quand on est flic, avec condescendance et paternalisme quand on est porteur du petit gilet jaune, bleu ou rouge. Mais ça revient au même.

Quelques scènes de l’intérieur :

Dans un mégaphone, un flic hurle dans un mauvais anglais (« Sit down ! Sit down ! Or you don’t go into the bus ». Le sol est mouillé, c’est humiliant mais c’est pas grave.
Un flic rigole et interpelle ses collègues en montrant des gars accroupi par terre devant lui : « T’as vu comment j’suis fort, ils m’obéissent tous ».
À des gens qui sont amis, s’entraident depuis des mois et qui veulent monter dans le même bus pour ne pas être séparés, les flics et associatifs font croire que tous les bus vont au même endroit.
Les gilets jaunes et rouges et bleus eux ils voient sans doute pas ça. Ils et elles vont s’acheter des croissants ou boire un café entre 2 bus. Ils et elles parlent de leur travail, se donnent des nouvelles de leur vie depuis la dernière évacuation. Une partie de leur travail c’est aussi de commencer un tri dans les bus (les gens qui ont une demande d’asile en cours et les autres). Avant cela, sur le campement ils ont trié les familles et les femmes pour les séparer des hommes seuls. Et ne pas les faire monter au même endroit dans les bus.
Hidalgo, Versini et d’autres responsables circulent dans le périmètre, une ou deux personnes isolées crient leur rage. « Des provocateurs ! » explique un gilet jaune qui les accompagne. Une femme accusée d’avoir outragé le préfet qui lui aussi est sur place est arrêtée, menottée et emmenée en garde à vue.

Impuissant-e-s, les migrant-e-s ne peuvent que monter dans les bus et espérer que là où on les conduira, ce ne sera pas trop pourri. Et là c’est la loterie : gymnase pour les uns, centre d’hébergement pour les autres ou bien ancienne maison de retraite désaffectée et recyclée ou encore base de loisirs. Paris ou la banlieue. Après les premières urgences va se poser la question du suivi administratif, de la possibilité d’être soigné-e, de suivre des cours de français, du flicage et de l’infantilisation inhérents à la gestion des centres.

Impuissant-e-s, nous sommes spectateur-trice-s de cette opération de communication qui est en même temps une production d’images déshumanisantes de « l’étranger ». À travers ces opérations, se diffusent encore et encore des images permettant de montrer « l’étranger » comme celui ou celle qui serait radicalement différent-e de « nous » rien que parce qu’on le traite différemment, parce qu’on l’oblige à vivre dans des lieux spécifiques dont on ne veut pas qu’il sorte, parce que pour l’approcher flics et professionnels de l’humanitaire mettent un masque et des gants.

Impuissant-e-s, nous ne pouvons qu’assister à toute cette maltraitance et à tout ce processus de mise à l’écart de celles et ceux qui sont considéré-e-s comme surnuméraires, nous disant parfois secrètement que sera mieux que la rue. Mais là n’est pas le problème d’autant que ce n’est pas à nous d’évaluer ce qui est mieux ou pas que la rue vu que nous ne sommes pas dans cette situation et que de toute façon la question du choix ne se pose même pas.

Le problème c’est que nous n’avons pas grand chose à opposer aux gestions policières et humanitaires qui dépossèdent les personnes migrantes de leur libre arbitre et font qu’on ne les perçoit même plus comme des personnes. Certes, nous avons la conviction qu’il ne faut pas laisser les politiques de la peur de l’autre et de l’enfermement occuper seules le terrain, que la liberté de circulation et d’installation sont les seules voies possibles et que les seul-e-s indésirables dans ce monde ce sont celles et ceux qui vivent (ou espèrent vivre) de l’exploitation et de la domination des autres.

Il nous reste à inventer, avec celles et ceux désigné-e-s étranger-e-s et trop souvent brandi-e-s comme les figures d’une altérité radicale et indésirable, un monde partagé, un monde commun où chacun-e puisse prendre une place qui ne soit pas seulement celle qu’on lui assigne. Et pour inventer cela, bien sur on tâtonne, on se heurte aux réalités et notamment à celles de notre propre survie (bouffer, payer son loyer), mais en tout cas on est nombreux et nombreuses à se dire qu’il faut qu’on soit là où se passent les choses… Quitte à s’y sentir parfois impuissant-e-s… mais à la recherche d’interstices dans lesquels peut-être nous pourrons faire naître d’autres espaces.

[Publié le 7 novembre 2016 sur Paris-Luttes.Info.]