Grenoble : On ne restera pas SAGES (à propos de la politique urbaine de la ZAC Flaubert)

Contrairement à leurs engagements 1 et 80 [1], dans lesquels il était question « remise à plat de tous les grands projets urbains » et « d’associer les habitants pour co-construire les projets dès leur élaboration… et donner ainsi du pouvoir d’agir avant la décision » la mairie Piolle continue sur la lancée Destot en matière d’aménagement urbain.

Après avoir étendu l’hyper-centre de Grenoble jusqu’aux grands boulevards, via la caserne de Bonne, voilà de nouveau Pierre Kermen [2] aux manettes pour l’étendre toujours plus au sud. La nouvelle coulée de ce bétonneur déchaîné se déversera sur une surface de 80 ha, allant de l’ancien IUFM au nord, de la MC2 à l’est, de la rue des Alliés au sud et du marché des MIN à l’ouest, elle se nomme la « ZAC Flaubert ».

Zone d’Aménagement Concertée

C’est en mars 2017 que le conseil municipal a voté une délibération concernant les objectifs et les modalités de participation des habitants pour la ZAC Flaubert. Alors que le projet est déjà ficelé et même lancé, les décideurs tachent de transformer les populations vivant sur un territoire en actrices de l’aménagement de leur quartier, qui au passage ne leur appartient déjà plus. Voilà le véritable sens de leur concertation, faire participer la population à l’embourgeoisement de leur quartier. La concertation passe pour nos élus verts par la suppression du Comité de Suivie et de Consultation, qui était la seule instance offrant une vue globale de la ZAC, et dans laquelle siégeaient de droit et en nombre conséquent les habitants et usagers du quartier, ce qui renie, au passage, son « engagement n°1 ».

Mais cette erreur de « démocratie participative » n’en est pas une, il s’agit en fait d’une étape volontaire d’un processus plus complexe : la gentrification.

Gentrifier ou comment changer la population d’un quartier.

La gentrification est un processus urbain, par lequel le profil socio-économique des habitants d’un quartier se transforme au profit d’une couche sociale supérieure. C’est donc un processus de substitution des populations : remplacer les pauvres par les riches ou par les classes moyennes.

« La gentrification désigne donc la migration de classes aisées vers un quartier à la mode, c’est-à-dire regroupant un ensemble de critères chers à ces populations. Souvent, ces migrations se traduisent par une hausse brutale des expulsions immobilières, par la rénovation des bâtiments et par l’accroissement des valeurs immobilières entraîné par la spéculation et la hausse des loyers. […]Les pauvres ne peuvent plus suivre en termes de loyer et sont contraints à chercher ailleurs, dans des zones moins chères offrant moins d’avantages comme le fait d’être excentrées ou mal desservies par les transports » [3].

La gentrification est un phénomène sournois où les améliorations ont pour but de faire migrer des populations. Elle est, quand il le faut, épaulée par la police afin de faire dégager ceux qui dérangent. Par exemple, dans le quartier Flaubert, ce sont les campements installés dans les friches autour de la Bifurk qui ont fait les frais d’expulsions. La cuvette grenobloise s’est donnée pour but de faire venir des populations d’ingénieur bobo-écolos, friqués et branchés, épris de non-conformisme labellisé, alors il va falloir construire des quartiers qui leur plaisent. On voit donc fleurir, à la place des campements, un parc et des immeubles HQE où la norme architecturale est respectée. L’ingénieur se sent en sécurité dans ces ensembles urbains qui se reproduisent de leurs labos à leurs logements, de Grenoble à Sydney. Tout y est lisse, la rue comme lieu de vie est morte, depuis au moins Haussmann, l’urbanisme de la prévention situationnelle règne [4].

Dans une ambiance dominée par la restauration et la réaction, qu’on appelle « modernisation », voire « transition », le travail du clivage et de l’exclusion sociale se met en cours, allant vers la « sécurisation » de l’espace urbain au profit des classes privilégiées (les urbanistes appel cela « régénération »). Il ne s’agit pas uniquement de limiter, d’éliminer ou de démolir les possibilités de vie diversifiée dans un quartier, il s’agit de recréer en parallèle des simulacres du « cadre de vie prolétarien » (entraide, débrouille…). L’enjeu principal pour ces urbanistes est comment écarter les personnes non-conformes à leurs idéaux du quartier Flaubert, tout en récupérant les activités culturelles alternatives. Dans une démarche de captation et de capitalisation, la ville, les Kermen et compagnie, détruisent ainsi les espaces où la vie et le politique se créent, invitant les nouvelles habitantes à investir (surtout financièrement, bien entendu) leurs espaces d’interactions sociales aseptisées. Vivre le quartier Flaubert, pour eux c’est payant : pas de pauvres au Bar radis [5].

Concrètement ça veut dire quoi Flaubert

Les premières personnes touchées par ce phénomène ont été les plus démunies, ces parias de Roms ont été évacués par la police sans encombre pour y mettre un joli parc (on a tout de même pensé à garder les rails, vestige du passé ouvrier du quartier) et construire des logements dits sociaux où on n’y a pas accès si on perçoit des revenus faibles.

Avec l’arrivée des transports en commun dans le quartier (tram A et E, bus C5), désormais desservi, il devient plus attractif, ce qui a pour conséquence une augmentation des loyers. Notons que les axes sont sélectionnés selon le même tri social qui est à l’œuvre dans le processus de gentrification : ces transports en commun desservent l’université d’un côté et le polygone scientifique de l’autre. Pourquoi ne pas relier Caterpillar ou Comboire à Échirolles et le centre-ville en passant par Flaubert ?

Qui sait la fermeture du pôle emploi dans le quartier incitera à l’avenir les fraudeurs d’alloc à aller voir ailleurs. Implanté dans le quartier depuis au moins aussi longtemps que la Bifurk, le Fournil sert chaque jour des repas aux SDF grenoblois. Ce lieu à la fois espace de survie, de rencontre, d’entraide administrative est une véritable bouffée d’air pour les plus en galère d’entre nous. Pourquoi donc le Fournil, vecteur de convivialité, d’inclusion, de solidarité, de mixité… autant de mots prônés par le techno-gratin grenoblois, n’aurait pas sa place dans l’écoquartier Flaubert ? Un indice ? Les petits écoliers de l’école rue Georges Sand risqueraient de côtoyer la lie de la société (clochard, punk à chiens, migrants…). Alors il est préférable de dégager le Fournil.

La Bifurk, anciennement squattée, s’intègre complètement dans le paysage à venir. Son skate-parc, ses concerts, ses ateliers alternos participent au même titre que la MC2 à l’élévation culturelle du quartier.

Les jardins collectifs, si chers à nos écolos de façade, permettent de renouer avec mère nature. Alors que leurs ancêtres les jardins ouvriers permettait aux classes populaires de se nourrir même quand il ne restait plus un radis à la fin du mois, ces simulations de jardinages sont aujourd’hui un passe-temps pour yuppies. Jardiner dans des bacs en palettes, ça c’est du retour à la terre. Mais on peut faire encore mieux si on est vraiment écolo : allons jardiner sur le toit d’un parking entre une bière à 4 € (mais à l’eau du réseau) et une salade de roquette agrémentée d’une sauce topinambour à 8 €. Une chose est sûre, même si ça à l’air cool tous ces aménagements, ce n’est pas avec un RSA que nous y aurions accès.

Même si ces espaces se disent ouverts, accessibles au plus grand nombre, ils ne serviront qu’à la reproduction sociale des nouveaux venus dans le quartier. Mais ce n’est pas de la faute des techniciens, ils ne font que répondre a des appels d’offres et répondent à des questions d’ordre politique par des réponses techniciennes. Comme si la science ou la technique étaient dénuées de conséquences politiques.

« La bibliothèque Alliance évolue », mais comment ?

Après des mois de lutte contre la politique d’austérité, face à une municipalité sourde, le collectif des bibliothécaires a obtenu bien peu de chose. De nombreux poste supprimés et des bibliothèques fermées, sans parler de l’affront démocratique dont la mairie a fait preuve à leur encontre (conseil municipal verrouillé par une présence policière, déni de démocratie participative pour des raisons fallacieuses…) mais la lutte paye. Au-delà des liens qui se sont tissés durant ces mois de lutte, une bibliothèque a été « sauvée », mais à quel prix. Si la mairie essaye de faire croire a grand coups d’opération de com’ que la bibliothèque Alliance est un lieu central pour le quartier, c’est pour mieux faire oublier le destin auquel elle était vouée.

Ainsi a l’annonce du plan de sauvegarde au printemps 2016, comme Prémol et Hauquelin, la bibliothèque Alliance est censée fermée ses portes. Alors c’est la lutte, puis finalement la mairie concède de ne pas fermer Alliance, mais de la transformer. Grâce au concept de « tiers lieu », tiré d’un livre du sociologue américain Ray Oldenburgque que peu de gens ont lu (il n’est pas traduit en français), la bibliothèque du quartier va renaître de ses cendres, pour le plus grand plaisir de l’élu de secteur René Decéglié.

Attention, après une critique acerbe du Tiers lieu notamment dans le texte : « Tout le monde déteste le Tiers lieu », le terme n’est plus en vogue, alors il va falloir dire bibliothèque, mais le concept reste.

Le tiers lieu c’est donc une bibliothèque avec moins de livres, parce que les livres c’est encombrant et qu’une connexion internet est bien plus adéquate. Fini les dictionnaires ou les abonnements aux canards quotidien, seul le sacro-saint Daubé demeurera, pour le reste une tablette numérique est a disposition. Dans le tiers lieu, tout doit être fluide, facilité, demander le moins d’effort de réflexion possible, bref des notions à l’opposé de ce que demande la lecture. Si l’on veut que les bibliothèques restent des lieux d’émancipation collectifs, il devient donc impératif de condamner ces ersatz.

Avec la réduction des effectifs (on passe de 10 à 5) le travail de bibliothécaire va évoluer. Elles ne deviendront que des agents auxiliaire d’un écran et puis comme la lecture ça ne rapporte pas, les financements de ces espaces ne vont pas aller en augmentant, et les investisseurs privés n’auront plus qu’à ramasser les miettes de ce service public, pour investir et aiguiller plus facilement les lectures qui nous seront proposées.

Pour la réappropriation sauvage des friches industrielles

À Grenoble, nous avons encore la chance d’habiter une ville où la réappropriation libre des friches industrielles reste parfois possible. Mais nous savons également que la ville nous voit non pas comme des habitants, mais comme des éléments de substitution, prêts à changer de mode de vie ou à nous déplacer en fonction de leurs projets d’aménagement (ou d’embourgeoisement) concertés. Nous sommes de légitimes habitants de ce quartier sud, mais la gentrification à Grenoble est une sorte de monstre à tentacules, dont l’embourgeoisement suit, à partir du centre, les lignes de transports rapides, laissant sur son chemin un réseau d’espaces (et de gens) homogénéisés. Nous contestons ce mode de conception de l’environnement urbain et de la vie humaine.

Nous exigeons le droit d’usage des espaces blancs sur la carte du quartier où nous habitons, le droit d’expansion des brèches et des fissures urbaines, le droit d’animation des espaces morts et de participation à la conception des espaces sauvages. Enfin, partout où l’espace de notre quartier défie l’image d’une surface prétendument lisse et fonctionnelle, partout où il refuse d’être pensé en termes de sa valeur d’échange, nous nous consacrons à sa défense, car nous refusons de céder notre quartier aux ingénieurs bobos chouchous du complexe militairo-industriel et à l’homogénéisation de l’espace urbain qui les accompagne, qui rend l’espace « sécure » pour les riches, et mort pour tous les autres.

ZAD PARTOUT, ZAC NULLE PART.

« Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. »

Gustave Flaubert, Correspondance.

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[Publié le 23 mai 2018 sur Indymedia Grenoble]