Mayotte: de toute urgence, ne pas reconstruire ?

Édito / De toute urgence, à Mayotte, ne pas reconstruire ?

Prétexter la lutte contre l’habitat indigne, insalubre, et surtout « informel », pour démolir les abris que parviennent à se constituer les pauvres, et ainsi les renvoyer à la rue, les disperser, les rendre invisibles, voilà un mécanisme qui ne date pas d’hier, et a été déployé dans maints endroits.

À Mayotte, dévastée après le passage du cyclone Chido, le 14 décembre 2024, Daniel Gros, correspondant de la LDH dans l’île, a titré l’un des papiers de son blog, le 28 décembre 2024, « Le jour où Chido a ridiculisé Wuambushu #2 [1]». Wuambushu est le nom des opérations de destruction d’habitations édifiées « sans droit ni titre », menées tambour battant durant l’année 2023 [2]. De telles démolitions avaient déjà été entreprises au cours des années précédentes par des groupes d’activistes xénophobes sous le regard impassible des agents de l’État ; les opérations Wuambushu visaient à éradiquer les bidonvilles, perçus comme le repaire des « étrangers », des « illégaux », des délinquants, et donc à traquer, dans ce département français depuis 2011, les personnes en situation irrégulière pour les expulser vers les autres îles de l’archipel des Comores.

Wuambushu ridiculisé par Chido, du fait de l’ampleur des destructions, et parce que le cyclone a frappé sans discrimination l’ensemble des habitant·es, démontrant que les politiques mises en œuvre dans l’île n’ont jamais protégé personne. Chido a, en effet, laissé l’île à l’état d’un grand champ de ruines. Maisons individuelles comme bâtiments publics partiellement ou complètement démolis, souvent inondés – et bien sûr encore davantage les habitats précaires dits « bangas », faits de bois et tôles –, rues envahies de décombres, arbres et poteaux couchés, champs et potagers à nu. Les circuits d’eau, d’électricité, de télécommunications ont été coupés, les magasins fermés, les services publics paralysés.

Dans cette situation de catastrophe sanitaire et sociale, président, ministres et responsables politiques, venus lors de visites éclair dans l’île, n’ont pas manqué d’exprimer, passée une compassion polie, leur intention de profiter de l’occasion pour en finir avec l’« immigration clandestine », fléau de l’île dénoncé comme la cause du désastre. Le premier ministre a dit vouloir « empêcher la reconstruction des bidonvilles », promettant « une refonte complète de la géographie des quartiers prioritaires de la ville [3]».

Empêcher la reconstruction des bidonvilles ? Sitôt le cyclone en allé, partout les coups de marteau se sont mis à résonner. Les habitantes et habitants, démunis d’eau potable, de nourriture, d’accès à des soins, privés de tout, se sont débrouillés pour retrouver au plus vite un toit où s’abriter de la pluie et ménager un peu d’intimité…

On aurait pu espérer, dans une telle situation d’urgence humanitaire, que les autorités fassent preuve d’un peu de dignité. Las… L’urgence a été, aux yeux du préfet, de publier, le 3 janvier 2025, un arrêté destiné à réserver la vente de « tôles bac acier » aux professionnels dûment inscrits au registre du commerce et aux particuliers en mesure de présenter un document national d’identité et un justificatif de domicile !

Le Gisti, la Fasti et la LDH ont déposé, le 7 janvier, un recours en annulation de cet arrêté devant le tribunal administratif [4]. Car, outre que l’exigence de produire des documents, dans un territoire frappé par vents et inondations, a quelque chose d’hallucinant, tout est fictif dans cette affaire. L’arrêté réalise le vœu du premier ministre d’empêcher la reconstruction de bidonvilles déjà remontés. Il fait mine de s’inscrire dans la « lutte contre l’immigration clandestine », mais vise l’ensemble des habitant·es des bangas, dont un quart sont des Mahorais·es, victimes, comme leurs voisins étrangers, de l’absence de toute réelle politique du logement. Ce que confirme le préfet de Mayotte dans son mémoire en réplique au recours engagé : « Selon les données de l’Insee, en 2017, 25% des Français nés à Mayotte ou à l’étranger et 3% des Français nés en métropole ou dans un autre département d’outre-mer habitaient dans une maison en tôle. Les personnes de nationalité étrangère étaient certes présentes puisque 65% d’entre elles habitaient une maison en tôle, mais il n’en demeure pas moins que l’habitat précaire à Mayotte concerne tous les types de situations. »

Le 28 janvier, le tribunal a refusé de suspendre l’arrêté préfectoral, reportant sa décision sur le fond. Depuis, les députés ont adopté, le 12 février 2025, la « loi d’urgence pour Mayotte » qui, dans son article 4 bis, reprend à l’identique les termes de l’arrêté « anti-tôles ».

Ainsi, à Mayotte, peut-on déroger aux lois et règlements, sur la discrimination, sur le refus de vente, sur les droits de l’enfant, etc. « Mayotte, le département français des exceptions légales », a titré, le 7 février, le site « Les décodeurs » du journal Le Monde, qui recense les innombrables dérogations par lesquelles l’île sort du droit commun.

Comment ne pas voir que ces dérogations affaiblissent les protections de tous et toutes, attisant des haines construites contre les plus faibles ? Le projet de dissuader par tous moyens la population « étrangère » de vivre et demeurer sur l’île, alors qu’elle représente près de la moitié de la population totale, qu’elle est en majorité originaire de l’archipel, est parfaitement irréaliste. Comme le dit Rémi Carayol, auteur de l’ouvrage, Mayotte département colonie, il serait temps « d’en finir avec l’idéologie mortifère de la séparation […] entre Mayotte et les autres îles [5]».

Notes

[1] https://blogs.mediapart.fr/daniel-gros
[2] http://www.gisti.org/article7009
[3] « Cyclone Chido : le Premier ministre François Bayrou dévoile son plan “Mayotte debout” », RFI, 30 décembre 2024.
[4] http://www.gisti.org/article7441
[5] « “Mayotte est un département colonie” : entretien avec Rémi Carayol », histoirecoloniale.net, 1er octobre 2024.

[Édito extrait du Plein droit n° 144, mars 2025 « Nationalité : distinguer pour évincer ».]