[Tiré de Paris20 infos et lutte de classe n°8 du 11 juillet 2012.]
Il est quatre heures du matin, la nuit pâlit lentement, dans les rues ne reste guère que quelques personnes qui zigzaguent leur chemin. C’est l’heure où se croisent le dernier verre et le premier café. Turin, au nord de l’Italie, ancienne ville ouvrière marquée par la désindustrialisation. À Mirafiori, l’usine de la Fiat, on est passé de 100 000 ouvriers à 5 000 en quelques dizaines d’années. Ça laisse des traces dans la ville : des hangars désaffectés, des maisons vidées de leurs habitants, le travail devenu plus précaire, éclaté dans la ville. Mais Turin ce n’est pas que cette histoire-là, avec le passé industriel vient une tradition de luttes. C’est une histoire bien trop dense pour être racontée en ces quelques pages. Disons simplement qu’il y a eu à partir de 1969 une période de révolte qui a duré une quinzaine d’années, ce qu’on appelle l’autonomie italienne pour faire vite, bien trop vite, tant ce terme recouvre des réalités théorico-pratiques différentes. Pouvoir ouvrier, luttes étudiantes et puis, à force, des luttes qui dépassent leur simple définition sectorielle : la révolte partout, ça craque. Certains prennent les armes.
Certes les années ont passé, de nombreuses années de silence qui rendent impossible toutes formes de filiation directe, mais on ne peut pas parler de cette ville sans évoquer à la fois l’organisation capitaliste du travail et les luttes qui en ont découlé. Et qui ont fait de Turin une ville plutôt populaire, une ville d’immigration aussi, tant pour l’attrait économique que comme lieu de passage vers la France. Et reste dans l’esprit de certains un rapport à la lutte, des formes d’organisation détachées des partis et des syndicats, un certain paysage révolutionnaire.
Alors, avec la crise et tout ça il y a beaucoup de gens dans la merde, mais presque autant d’énergie pour se battre contre ce(ux) qui met les gens dans la merde : capitalisme, spéculation, gentrification. Il y a autant de personnes à la rue que de maisons vides, laissées à la décrépitude le temps qu’il faut pour spéculer, le temps d’un soubresaut de l’économie. À Turin, dans les quartiers populaires, les maisons sont vides mais les murs parlent, ils parlent contre la police, les centres de rétention, les prisons, ils hurlent. Liberté pour les camarades, liberté pour tous. Une forte présence anarchiste. Il est quatre heures du matin et l’air de rien, c’est là que je me trouve.
Ce mardi 19 juin c’est une journée anti sfratti. Les sfratti ce sont les expulsions locatives, celles qui concernent les défauts de paiement, les fins de bails, et autres joyeusetés qui font que de nombreuses personnes se retrouvent dans la rue du jour au lendemain. À Turin il y a plusieurs dizaines de sfratti par jour. En général, ça se passe le matin, l’huissier passe pour dire à tout le monde de partir, en général les gens s’en vont, mais depuis quelque temps une vraie résistance s’organise. Contrairement à la France, la date des expulsions locatives est connue d’avance, ça laisse un peu de temps pour se prévenir et organiser des rendez-vous comme ce matin.
Pour les squats en revanche, il n’y a pas de législation précise, les maisons occupées sont expulsables d’un jour à l’autre, tous les jours. De fait, les différents squats de Turin ne sont que rarement expulsés et ils tiennent au moins un an ou deux, certains sont là depuis plusieurs dizaines d’années, parfois ils ont été expulsés puis occupés à nouveau. Il y a différents types de squats: des maisons pour habiter, des lieux de grande taille où il se passe différents types d’activités, et des centres sociaux. Chaque centre social, chaque maison occupée est soutenu par plusieurs centaines de personnes, ce qui représente un potentiel de bordélisation sur la ville qui effraierait plus d’un flic. Cette force-là, elle est due à une implantation de quartier qui ne date pas d’hier et aussi sûrement à la diversité des choses qui se passent dans ces grand lieux: cantines, fêtes, cours de sports, assemblées politiques, etc.
La lutte contre les expulsions, et plus largement sur les questions de logement à Turin, est partie de ces grands lieux, centres sociaux et maisons occupées. La différence qui existe entre ces deux types d’occupation est leur orientation politique. Les centres sociaux sont plus proches d’une forme de communisme – plus ou moins léniniste, avec une hiérarchie rigide ou plutôt libertaire, avec une organisation par assemblée. Les maisons occupées sont plutôt anarchistes. Ces distinctions affectent les pratiques, les façons de penser l’action, les façons de se rencontrer.
Ce jour-là, un appartement est défendu par un des centres sociaux mais l’affaire tourne mal, la police expulse à coup de matraque. Pourtant, personne n’a envie d’en rester là, un immeuble est occupé dans la foulée, six étages pour loger plusieurs familles. Devant le lieu on tient une table, un texte raconte les aventures du matin. Ici le mot d’ordre est diritti alla casa, droit à la maison, droit aux logements. En parallèle à ces actions de défense, il y a d’autres activités qui portent ce mot d’ordre dans la rue et auprès de certaines institutions. Dans la pratique, ça donne des permanences où viennent les personnes pour parler de leur situation, demander un coup de main juridique ou matériel, des manifestations, des occupations, et ces rendez-vous matinaux pour s’opposer physiquement aux expulsions.
La casa è di chi l’ abita
Ailleurs, dans un autre quartier de Turin, même heure, même ambiance entre chien et loup, un autre collectif se réunit sur une place devant un immeuble pour s’opposer à une expulsion. Le rendez-vous est donné très tôt, pour éviter d’arriver après que le quartier ait été entièrement bouclé par la police. Même pratique : se réunir devant les lieux menacés avec un texte à l’intention des voisins, quelques banderoles pour être visible depuis la rue, et de quoi faire un petit déjeuner. Quand l’huissier arrive avec les flics, les rangs se resserrent devant la porte, on crie : La casa si prende, l’affito non si paga, ou encore, Vai via polizia [Les maisons on les prend, les loyers on les paie pas / Police dégage] . Cette fois encore ça marche, la seule présence de quelques dizaines de personnes a permis de retarder l’expulsion de cette famille jusqu’en septembre.
Ici le discours est assez différent, on ne parle pas de droit aux logements mais on défendrait plutôt l’idée d’une propriété d’usage : la maison est à celui qui l’habite. Ça n’a l’air de rien comme ça mais ça change pas mal de choses en ce qui concerne la manière d’aborder une lutte autour des questions du logement. De ce côté-là de la ville – ici la structure géographique joue beaucoup, on s’organise par quartier – pas question de parler avec ou aux pouvoirs publics, c’est plus la manière de faire les choses qui compte. Le collectif se structure autour d’une assemblée ouverte à tous, point de permanence, ici on résout plus facilement les problèmes de plomberie que les problèmes de tribunaux. Par choix, évidemment. Disons que c’est l’organisation matérielle qui prime sur une défense juridique. Une fois de plus, c’est une question de rapport de force. C’est aussi un rapport avec les personnes qui sont rencontrées dans le cadre de ces luttes qui est exprimé dans cette forme d’organisation. Il ne s’agit pas de “faire du social”, d’être un prestataire de services spécialisés dans l’ouverture de maisons vides, mais bien de rendre possible des gestes collectifs, sortir du régime de la peur – peur de la police, peur de se retrouver à la rue. Reprendre un peu de pouvoir en somme, se sentir capables collectivement.
Le fait de préférer se pencher sur le processus, les rencontres qui s’y tissent, les choses qui s’y apprennent, influence aussi la manière de faire circuler les informations. Dans ce collectif, la plupart des rendez-vous sont donnés par Sms, à travers les listes du numéro d’expulsion. Des invitations sont lancées, par affiches collées dans le quartier, pour des projections, pour filer un coup de main ou dîner dans les nouvelles maisons occupées. Les informations passent aussi par la radio camarade du coin, dont l’audience n’est pas négligeable. Au final, sont privilégiés les rapports soit par affinité, les amis, les camarades qui luttent déjà, soit les contacts dans le quartier, l’important étant de créer une forme de proximité des différentes personnes autour de ces pratiques, quitte à être moins nombreux.
Les deux collectifs dont il a été question sont issus de traditions politiques différentes, ils discutent un peu, se suivent de loin mais n’ont pas particulièrement l’intention de faire des choses ensemble. Toujours est-il qu’en une semaine à Turin il y eut 3 jours de résistance aux expulsions, soit une dizaine d’appartements défendus, et 2 occupations, que dire de plus que: VIVA !