« Une discussion un peu laborieuse s’engage, ici on revendique une culture militante, une culture engagée, moi je veux juste qu’on m’indique un autre endroit alternatif où aller ».
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Le Petit Bulletin, « l’hebdo gratuit des spectacles » sur Grenoble, offrait le 6 avril 2005 une « déambulation » sur deux pages dans « l’atmosphère parfois feutrée des lieux culturels alternatifs ». Tiens. Quand on sait qu’il y a de ça quelques années, le même journal passait sous silence les annonces d’événements publics que certains squats grenoblois pouvaient lui envoyer, on peut se demander pourquoi des lieux pareils deviennent soudain, à ses yeux, dignes d’intérêt.
Alors inversons un peu les rôles, scrutons le journaliste (peut-être moins habitué que nous à se retrouver parmi les curiosités sociologiques) ; « déambulons » à notre tour dans l’atmosphère branchée du Petit Bulletin n°522.
Je suis l’un des 50.000 lecteurs hebdomadaires du Petit Bulletin. Je l’attrape au vol, un mercredi, dans l’un des 1000 présentoirs qui abreuvent Grenoble de ses références culturelles. Je le parcours pour savoir ce qu’il ne faut pas manquer, ce qui « anime les nuits grenobloises », ce qu’on consommera pour mieux supporter sa semaine de travail.
Je tombe sur le supplément gratuit de l’hebdo gratuit. Cette fois-ci il s’appelle « Insomniak », avec un k, des étoiles et une couverture bleutée, où luit l’ombre d’un DJ minutieux, entre une paire de baffles et trois gratte-ciel (Europole, peut-être ?). Un petit édito espère me mettre l’eau à la bouche : quelles sont donc ces « frasques nocturnes plus ou moins recommandables » au prix desquelles nos intrépides journaleux du Petit Bulletin ont déniché, les unes après les autres, toutes les cachettes des noctambules dauphinois ?
On me dévoile d’abord « le monde hype, cruel mais cosy des bars du centre-ville », avec des photos de biceps tatoués et de lampadaires tremblants. La deuxième double page, intitulée « en sous-terrain », décrit trois squats, deux « lieux alternatifs » et un label apparenté, entre quatorze encarts publicitaires (les galeries Lafayette, un magasin de fringues, un salon de coiffure, et une floppée de cafés-restaurants).
Le premier article de la double page est consacré, roulement de tambours, au Chapitonom’ des 400 Couverts. C’est le point de départ que notre reporter s’est choisi pour son « petit tour des milieux alternatifs », comme il dit. Une photo orangée montre quelques silhouettes floues. Démarre donc la description d’une soirée publique où le pigiste a débarqué incognito, dans un souci très professionnel, sans doute, d’attraper l’ambiance « sur le vif ». L’ironie et les jeux de mots rase-mottes émaillent un tableau gentillet du lieu. En bon testeur d’offre culturelle, notre reporter ne semble pas avoir décollé du bar et de son rôle de spectateur. Pas un mot de l’infokiosque et de la zone de gratuité. De la petite présentation qu’on fait du squat et des menaces qui pèsent sur lui, en début de soirée, notre reporter ne retient que les phrases les plus balourdes, elles égayent bien le cliché qu’il veut prendre de jeunes idéalistes un peu ridicules. Quand, au bout de l’article, il fait enfin un pas vers quelqu’un du squat, on pourrait croire qu’il va accorder un peu de place à ce que les protagonistes du lieu, eux et elles-mêmes, ont à en dire. Mais il n’en recrache qu’une phrase à graver dans les annales : « Une discussion un peu laborieuse s’engage, ici on revendique une culture militante, une culture engagée, moi je veux juste qu’on m’indique un autre endroit alternatif où aller ».
Cette phrase résume à elle seule l’attitude du Petit Bulletin et, peut-être, d’autres branché-e-s qui viennent consommer les squats. Ton baratin de gauchiste, on s’en fout, nous on veut se divertir, on veut passer de lieu cool en lieu cool, on flirte avec l’interdit en venant chez toi, on frissonne un peu, on crâne, on aime bien ton atmosphère feutrée, t’es mignon, mais alors s’il te plaît, ferme ta gueule. Chante, mais parle pas de politique.
Notre reporter a bien fait de déambuler maintenant dans les « lieux de culture alternative ». Dans quelques mois, peut-être, tout ce qu’il a décrit sera mort, la Boum expulsée, les 400 Couverts aussi, l’ADAEP fermée. C’est une évidence (mais notre reporter ne l’écrit pas une seule fois dans sa double page) : ces lieux sont en danger. C’est la part de politique qui nous rattrape, on a beau faire comme si elle n’existait pas, on a beau n’y prêter attention que quand Loach, les Guignols ou les campagnes électorales en font un spectacle divertissant, on a beau entretenir cette frontière absurde entre tous les domaines de la vie (culture d’une part, économie et politique de l’autre, etc.) : on finit généralement par se faire rattraper.
Qu’est-ce qui amène les squats à naître et à rester en vie ? C’est une lutte. Et c’est une guerre que leur font les institutions et les propriétaires, avec leurs trêves, leurs traités, et leur arsenal démesuré. C’est l’issue de cette confrontation, de ce rapport de forces, qui décidera de si, dans six mois, monsieur Petit Bulletin pourra encanailler son papier d’un nouveau dossier sur « l’alternatif ». Peut-être s’en gratte-t-il l’orteil. Peut-être ne partage-t-il pas les aspirations qui font vivre cette lutte. Peut-être, quand ces lieux seront morts, tournera-t-il bêtement le regard vers ce qui émergera de « neuf » et de « frais ». Peut-être veut-il, comme tant de ses confrères, continuer à décrire le monde comme un joli supermarché où l’on pioche des « instants » et des « produits culturels », tantôt recherchés tantôt insolites tantôt relaxants, en occultant les lois de la thune et du pouvoir qui façonnent sa ville de toutes leurs forces et conditionnent même le fait que son journal existe.
Mais dans ce cas, monsieur Petit Bulletin, ne prends plus la peine de venir étiqueter les 400 Couverts, sache qu’on se contrefout des labels « underground », retourne plutôt dans ton appartement, fais-en un bar branché et déambules-y avec tes pairs. Salut.
Un squatteur grenoblois