Notre-Dame-des-Landes: quand Lama faché, lama cracher

Ce texte a été distribué un première fois lors de la manif du 31 mars dernier contre toutes les expulsions à Caen. Nous l’avons distribué à nouveau ce lundi soir [9 avril 2018] alors que quelques 200 personnes ont arpenté les rues avec une belle énergie avant de rejoindre une gare SNCF vide et sans trains au départ. Les flics se sont fait discrets.

Nous souhaitions en distribuant ce texte manifester notre solidarité face aux expulsions en cours dont la première de Lama faché. Mais en même temps signifier d’où cette solidarité s’exerçait et comment elle n’était pas dupe des jeux de pouvoir sur zone, et des appétits de composition qui tracent leur chemin à la ZAD comme dans bien d’autres villes…

Enfin ce texte écrit fin mars ne rend pas compte de l’agression qui s’est passée sur la ZAD ces derniers jours.

Quand Lama faché, Lama cracher !

« Tous les partis, les syndicats, Et leur bureaucratie, oppriment le prolétariat. Autant que la bourgeoisie. (…) »
Comité pour le maintien des occupations (CMDO) [l’original pas la copie]. La commune n’est pas morte, juin 1968.

LE 17 JANVIER DERNIER, le gouvernement Macron décide de mettre un terme au projet d’aéroport de Notre-Dame-des Landes. Une fois n’est pas coutume, un projet d’envergure est stoppé par ses opposant-e-s. Inutile de préciser que Manu n’est en rien conquis par les vertus d’un bocage débarrassé de ces masses de béton. Ses amitiés et ses intérêts sont tout autres. Seulement, il y a là une occasion stratégique à saisir, celle de désarmer un mouvement de solidarité qui habite davantage qu’un bocage: des vies et des imaginaires. Et ce en normalisant un espace où s’enracinait un lutte remettant en cause, pour nombre de ses protagonistes, bien davantage qu’un aéroport.

Malheureusement, et comme il est souvent de coutume en de telles circonstances, certaines franges du mouvement ont décidé de répondre positivement à cette normalisation. Dans les heures qui suivent l’annonce gouvernementale, l’Assemblée du mouvement décide autoritairement de plier aux recommandations de la préfecture en ouvrant la voie à une occupation militaire du site, en acceptant de débarrasser de ses chicanes la D281. Et ce en expulsant, contre des habitant-e-s, deux cabanes occupées ponctuellement ou plus durablement. Rapidement, des troupes de gendarmes mobiles prennent possession des lieux. Drones, appareils vidéos et micros directionnels envahissent le paysage.

Si cette même Assemblée a, dans un texte en 6 points, affirmé vouloir maintenir l’unité des composantes en lutte, s’opposer à toutes les expulsions et prendre en charge l’avenir du mouvement, ses premiers gestes auront été d’une part de « libérer » une partie de la ZAD et de l’offrir à son nouveau partenaire, l’Etat ; et d’autre part de négocier avec le pouvoir. Le 19 mars, l’Assemblée appelait ainsi à un rassemblement pour soutenir « une délégation intégrant l’ensemble de ses composantes – habitant.e.s, paysan.ne.s, élu.e.s, naturalistes, voisin.e.s » représentant paraît-il l’ensemble du mouvement. Le vieil adage qu’en Politique il faut avant tout juger les actes plutôt que les paroles s’applique une nouvelle fois…

LORSQU’EN 2012, L’ETAT ORDONNE de lancer l’opération César contre la ZAD, il ne se doutait pas tomber sur un os. En quelques jours l’évacuation s’embourbe dans cette zone humide avant que quelques 50 000 personnes ne décident de réoccuper les terres, et de construire des cabanes. Cette journée, où les militants et militantes politiques, associatifs et syndicaux étaient invités à ranger leurs drapeaux respectifs, marquait la prélude d’une résistance massive et déterminée, le fameux « kyste » décrit par Manuel Valls.

Dans ce coin, il y a eu de nombreuses luttes dans le passé, des liaisons entre paysans et ouvriers de 68 aux luttes antinucléaires contre les centrales du Carnet et du Pellerin. Les complicités fragiles mais riches, qui ne manquèrent pas de se tisser, s’enracinaient dans les luttes passées, tout autant que dans un fort sentiment de résistance aiguisé dans des occupations débutées quelques années plus tôt.

Seulement, au fil des ans et du succès de cette lutte, les complicités légitimes tissées dans cette résistance ont fini par laisser place à une manière stratégique et instrumentale de se rapporter à la lutte : la composition.

CONTRAIREMENT A L’IMAGE QUE CERTAIN-E-S n’ont eu de cesse de véhiculer, les conflits ont toujours existé sur la ZAD et dans le mouvement contre l’aéroport. Les conflits du quotidien dans la manière de vivre l’occupation entre éleveurs et anti-spécistes, entre antiféministes et féministes, etc. Mais également dans les manières de vivre la lutte entre partisan-e-s de l’action directe et de la désobéissance, entre institutionnels et autonomes, entre assembléistes et affinitaires, entre médiatiques et anti-médiatiques, entre « contre l’aéroport » et les « contre ce monde ».

Ce qui se vit là-bas s’est construit sur la juxtaposition des logiques. Le slogan contre les grands projets inutiles recouvrait dès l’origine des intentions et des modes opératoires totalement opposés. L’extrême-gauche y voit une gabegie économique ; EELV un projet peu compatible avec leur vision du capitalisme vert ; les agriculteurs, des terres qu’on leur vole ; les primitivistes, une atteinte à une nature sanctifiée ; et certains radicaux, un des nombreux aménagements de nos existences par le capital et l’Etat. Les trois premiers espèrent un aménagement du territoire par l’Etat et le capital plus à même de correspondre à leurs désirs, les deux derniers veulent pour des raisons parfois peu compatibles en finir avec l’aménagement du territoire. Par ailleurs certain-e-s sont des gestionnaires, les autres promeuvent horizontalité et auto-organisation.

Ce qui tenait tout le monde ensemble c’est que chacun-e a toujours eu besoin de l’autre pour que la lutte continue. L’ACIPA des zadistes pour occuper les terres vouées à la destruction, les zadistes des agriculteurs et des organisations pour leur servir de bouclier et légitimer leur lutte. Les rapports qui nouent les groupes entre eux ne sont plus dès lors que des rapports de dépendances réciproques qui les lient sur un mode instrumental. Même si bien évidemment la lutte et la vie recèlent des moments beaucoup plus chouettes.

Derrière l’image d’unité qui est véhiculée, se terrent des antagonismes profonds qui ne demandent qu’à resurgir à chaque fois que l’occasion se présente comme lors d’un caillassage de flics. Il y aura toujours alors un Julien Durand de l’ACIPA pour dénoncer, dans la lignée de Bové ou de Mélenchon, les dangereux irresponsables peuplant le bocage voué à destruction, ou une équipe des Verts pour singer l’ouverture d’une maison équipée de bottes achetées la matin même à Montparnasse. Ce qui ne manqua pas d’arriver à bien des reprises comme lors de la manif de Nantes de février 2014 où l’on vit un Julien Durand, porte-parole de l’ACIPA, jouer les contorsionnistes en se dissociant de la casse tout en évitant de condamner les casseurs, bref marquer sa désapprobation tout en cherchant à maintenir l’unité avec les occupants et occupantes de la ZAD dont il avait encore besoin. Dans les mois qui suivent, l’entreprise de pacification consistera à refuser toute nouvelle manif à Nantes. Injonction à laquelle ne manquera pas de répondre une partie des « zadistes ».

Cette composition s’organise autour de composantes qui empilent les acronymes. L’ACIPA est une des associations historiques des anti aéroports. La coordination des opposants qui réunit les organisations. Le COPAIN réunit les agriculteurs principalement liés à la Confédération Paysanne. Enfin, l’Assemblée de mouvement, initiée par des occupant-e-s.

«Pendant longtemps, c’est resté un endroit de débat et de mise en commun des idées et projets des différents bords, sans prétendre y décider de façon unitaire. Pour moi, le ‘mouvement’ était lié à cet espace créatif où différentes tendances s’informent et se répondent, s’affirment et se critiquent, et sans renier leur autonomie d’initiative. Je crois que c’est ça que certains ont commencé à appeler ‘composition’, en tous cas moi c’est là que j’entends ce mot pour la première fois. Sur le coup, j’ai pas fait trop gaffe, ça parlait du ‘mouvement’ et de ses ‘composantes’. Plus tard, je me suis dit que le concept de composition ressemblait plutôt à une manière de pacifier la situation, d’en parler en mots séduisants sans laisser apparaître le conflit et la contradiction. Bref de nous endormir quoi. Jusqu’à appauvrir cette ébullition en cherchant sans arrêt une ‘voie du milieu’, et que dans ‘mouvement’ on finisse par oublier la diversité qui surprend pour en faire une masse qui bouge ‘tous ensemble’.»
Témoignage, Le mouvement est mort vive… la réforme ! Une critique de la composition et de ses élites, février 2018, par un groupuscule insignifiant.

IL NE MANQUE JAMAIS D’AUTOPROCLAMES STRATEGES révolutionnaires ou réformistes pour, au nom de l’unité, du pragmatisme, de l’urgence, imposer une direction et une unicité au mouvement. Des chefs ont fini par se dégager au sein même des occupant-e-s, mobilisant leur force matérielle, leurs réseaux, leur puissance… non pas seulement au profit de l’ensemble de la communauté, mais pour structurer une hégémonie idéologique sur la zone et la lutte. Ils et elles ont condamné au côté des « institutionnels » des actions… comme l’attaque d’une voiture de journalistes. Mais également celle, à l’aide d’un jet de purin, d’une conférence de campagne électorale de la France Insoumise à la Vacherie, lieu occupé de la ZAD. Leur vision de la composition signifie faire taire les divergences et imposer une discipline de mouvement.

A la manœuvre, le «Comité pour le maintien des occupations» (CMDO) et quelques complices, pompeusement baptisé de la sorte en référence à son ancêtre situationniste de 68. Ancêtre qui ne manquait pas à l’époque de marquer une distance rédhibitoire avec l’ensemble des bureaucraties syndicales et gauchistes. Dans ce comité de vieilles gloires de l’autonomie qui n’hésitent pas à jouer les porte-parole médiatiques, à activer des complicités avec les bureaucrates de tous poils, à accepter le jeu de la négociation avec l’Etat. Bref, à devenir des gestionnaires de lutte.

Ces mêmes gloires, du fait de leur origine de classe, monopolisent les ressources et les discours, disqualifient systématiquement leurs adversaires, les insultent, les menacent. Les derniers incontrôlables qui n’avaient pas encore déserté les Assemblées du mouvement, finissent par s’en barrer, écœurés.

LA COMPOSITION FINIT PAR MONTRER SES LIMITES une fois l’objectif atteint ou la lutte défaite. Si un texte en 6 points revendique officiellement la gestion de la ZAD par une instance issue du mouvement, les composantes du mouvement cherchent pour l’essentiel la négociation. Pour autant, pour le moment l’Etat ne lâche rien.

Une Assemblée des usages avait marqué depuis quelques mois ce souci de penser l’après aéroport. Sur ce terrain, certains comme l’ACIPA ou le COPAIN avaient de l’avance. La proximité de nombreux et nombreuses de leurs protagonistes avec des anciens et anciennes du Larzac leur permet d’agiter quelques vieilles recettes. Celles d’une zone normalisée, sous bail STCL avec l’Etat, cogérée par la Confédération Paysanne et les écologistes d’Etat. C’est cette option que défend d’ailleurs José Bové militant EELV, ami d’Hulot et de Julien Durand de l’ACIPA, et ancien du Larzac, en janvier dernier.

La normalisation de la D281 marque l’emprise de cette stratégie. Habitué à son hégémonie le CMDO ne prend à cette occasion même plus soin des formes, et ne s’appuie même plus sur un vote d’Assemblée. Les jours qui suivent, quelques 200 personnes démontent les barricades non sans bousculer les quelques récalcitrant-e-s qui refusent la décision, devançant à cette occasion le travail de maintien de l’ordre. Lama Faché, une cabane sur la route, est démonté. Certain-e-s le reconstruiront plus loin. Depuis, l’Assemblée de lutte qui ne représente plus qu’une partie, certes sans doute majoritaire, des occupant-e-s et des gens en lutte, tente de négocier.

Pour maintenir l’unité, les idéologues de la composition auront rompu l’unité de ceux et celles pour qui cette lutte visait autre chose que conquérir une ferme ou un champ négocié avec l’Etat. Comme quoi cette lutte nous aura rappelé que les « Amis » ne sont pas forcément des amis, les COPAIN pas forcément des copains.

Tout cela nous aura remis également en mémoire qu’une forme ne peut à elle seule assurer une horizontalité. Certain-e-s qui ont pourtant toujours détesté les Assemblées les ont investies. Non pour les potentialités de liberté et d’auto-organisation qu’elles pouvaient offrir, mais au contraire pour les logiques de gouvernement, de contrôle et de soumission qu’elles pouvaient ici promettre. Si nous restons pour notre part attaché-e-s aux Assemblées, c’est pour de toutes autres raisons : nous coordonner, pouvoir exposer les jeux de pouvoir de bandes ou de groupes, éviter de nourrir les postures narcissiques de groupe, etc. Bref pour leur potentialité anti-autoritaire.

LA COMPOSITION EST A L’AUTO-ORGANISATION ce que les chaînes sont à la liberté. Nous avons pour notre part toujours défendu les associations d’individus dans des assemblées de lutte, des collectifs, contre la composition stratégique entre organisations ou bandes. Nous sommes de ceux et celles qui ont toujours refusé de cosigner des textes avec des organisations, et pas seulement « politiques ».

L’empilement d’acronymes n’est pas une identité et une force autonome, mais n’exprime au contraire que la soumission à des états-majors. C’est un peu comme s’il y avait une inquiétude à la décomposition de la gauche, qui n’a jamais été qu’une facette de la soumission, qu’il faudrait aider à remettre sur pieds, voire y participer. Composer, c’est jouer un rôle, se grimer en vue d’élaborer un front large. C’est bien porter ses activités à partir d’une approche essentiellement stratégique et non d’un rapport éthique. Et surtout, tout cela ne produit que dépossession, et des espaces où chacun-e est sommé-e de suivre la voie déjà tracée, plutôt que de chercher à nouer des complicités et construire du commun sans taire les divergences et les réalités personnelles différentes. Composer c’est pour l’essentiel renouer avec la vieille tradition Politique dans ce qu’elle a de plus sordide.

Aujourd’hui cet appareil idéologique de milieu semble avoir pris comme une fièvre. Des assemblée de luttes sur les demandeurs d’asile peuvent recevoir une sénatrice EELV jadis alliée de Valls à visiter ses squats, des collectifs anti-répression penser à informer une union locale CGT qui avait condamné les casseurs en 2016 de ses activités, la Maison de la grève accueillir Houria Bouteldja, des membres du cortège de tête parisien protéger des locaux d’Emmaüs, complice de la machine à expulser… Il faut dire que pour d’autres ça fait déjà quelques temps qu’ « élu-e-s des ‘territoires qu’ils et elles habitent’, jeudi ça peut être zbeul, et le lundi Conseil Municipal ».

Ce que l’idéologie de la composition répand c’est une discipline de milieu privilégiant les liens avec la gauche syndicale, politique et associative à toute radicalité effective. Le spectacle ritualisé de l’action directe sous contrôle servant tout autant à assouvir les pulsions activistes et les affects guerriers qu’à entretenir une image faussement insurrectionnelle. Le spectacle de la contestation plutôt que la contestation du spectacle.

Comité El Condor passa.
Caen, mars 2018.

[Publié le mardi 10 avril 2018 sur Indymedia-Nantes.]