Un été en enfer
Le long été 2017 a été brûlant. Enedis, filiale d’EDF chargée de la gestion du réseau électrique, a été particulièrement touchée. Le 18 mai, pour « fêter » l’anniversaire de la bagnole de flic incendiée quai de Valmy, un utilitaire de cette entreprise flambe à Rennes. Puis, une douzaine de ses véhicules brûle le 30 mai à Grenoble. Comme un clin d’œil à cette action, « au début du mois de juin, quelque part en France », trois autres fourgons d’Enedis crâment. Le 11 juin c’est à Crest (Drôme) qu’un local de l’entreprise est incendié. A Bagnolet (Seine-Saint-Denis) un utilitaire d’une boîte associée à Enedis dans la pose des compteurs Linky part en feu le 2 juillet. Plusieurs voitures finissent calcinées le 17 août, sur un autre parking d’Enedis, à Bar-le-Duc (Meuse).
Mais Enedis est loin d’être la seule cible de ces tourbillons de feu furieux. La rage emporte aussi, entre autres, des antennes-relais et des voitures d’entreprises de télécommunication. Tel est le cas le 14 juin à Piégros-la-Clastre (Drôme), à Saint-Laurent-sous-Coiron (Ardèche) le 17 juillet, sur le Mont Aigoual (dans les Cévennes) à la mi-août et à Orbeil (Puy-de-Dôme) le 22 août. A Bagnolet, le 10 septembre, c’est au tour d’une voiture d’Orange de brûler ; cinq autres la suivront le 17 septembre à Albi.
Toutes ces belles attaques sont accompagnées par des revendications qui en expliquent les raisons, parfois dialoguent entre elles et/ou envoient de la solidarité à des compas en taule. C’est justement lors du procès pour l’affaire « quai de Valmy », qui se tient du 19 au 22 septembre 2017 [Cf. Kairos n°0 et n°1], que la solidarité se fait plus intense. Mis à part l’incendie de trois Autolibs aux Lilas (Seine-Saint-Denis), c’est dans la moitié sud du pays que les flammes illuminent les nuits. A Limoges, trois fourgons et deux bus de la Gendarmerie sont incendiés dans l’enceinte même d’une caserne, la nuit du 18 septembre. A Grenoble, dans la nuit du 21 septembre, le feu est bouté à six fourgons garés dans une gendarmerie (l’incendie se propagera largement, jusqu’à embraser plus de 2000 mètres carrés de garages et dépôts, avec les quelques 50 véhicules qui s’y trouvaient…). A Clermont-Ferrand, dans la nuit du 22 au 23 septembre c’est au tour d’un camion de la mairie de brûler, puis de trois voitures de la police municipale au cours de la nuit du 23 au 24 octobre. Et le 26 octobre, des voitures personnelles de gendarmes sont incendiées à Meylan (Isère).
Printemps et répression
Le 27 mars 2018, deux lieux de vie sont perquisitionnés à Toulouse et deux personnes sont placées en garde à vue. Elles en sortent respectivement après 36 et 38 heures, sans suites. A Limoges, une personne est interpellée après la perquiz’ rituelle, pendant qu’à Amiens, des membres de sa famille sont également perquisitionnés et auditionnés. La personne arrêtée à Limoges sera envoyée en détention préventive. Le Parquet de Limoges l’accuse « d’association de malfaiteurs » et de l’incendie de la caserne de gendarmerie Jourdan. Le lendemain, le 28 mars, c’est le TGI de Clermont-Ferrand qui envoie les gendarmes à Ambert, dans le Puy-de-Dôme. Trois lieux de vie, dont un squat où passe énormément de monde, sont perquisitionnés et deux personnes sont arrêtées et envoyées en préventive à la suite de leur GAV. Elles sont elles aussi accusées « d’association de malfaiteurs » et de la tentative d’incendie d’un véhicule d’Enedis à Ambert dans la nuit du 8 au 9 juin 2017. Les flics disent aussi avoir retrouvé, lors de la perquis’ du squat, ce qu’ils définissent comme des « engins incendiaires ». Dans les deux affaires (Limoges-Toulouse et Ambert), la maréchaussée a utilisé les gros moyens pour les enquêtes : filatures (parfois pendant des mois), écoutes téléphoniques, balises de géolocalisation sur au moins deux véhicules des compas d’Ambert et photos de personnes qui passaient par le squat…
Le tour de passe-passe des enquêteurs
Depuis fin mars, la personne arrêtée à Limoges est toujours en taule. Les deux d’Ambert ont heureusement pu en sortir le 17 avril et ils sont actuellement sous contrôle judiciaire assez strict. Mais les enquêteurs ne manquent pas de fantaisie ni de toupet. Voilà que pour corroborer des accusations d’association de malfaiteurs assez fumeuses, ils sortent des vieux trucs (ou relativement « petits »). Les flics ont ainsi convoqué encore une fois une des deux personnes d’Ambert pour l’accuser d’une série de tags posés dans la même ville en 2017, pour un vol à l’étalage en réunion et pour un peu d’herbe trouvée lors de la perquise.
Du côté de Toulouse, une des deux personnes sorties après la GAV, se voit notifier, mi-juin, une accusation pour « dégradations » et « violences en réunion » pour le « déménagement » du local de l’UMP du 14 avril 2015. Ce jour-là, comme geste de solidarité avec les migrants de Calais, tout leur mobilier avait été déplacé dans la rue. Le compagnon incarcéré à Limoges est mis en examen pour la même affaire à la mi-octobre.
Que ces deux affaires, formellement séparées, puissent être reliées en une seule grosse enquête, avec l’immanquable accusation d’« association de malfaiteurs » (justifiée et agrémentée avec tout ce que les enquêteurs pourront faire sortir de leur chapeau de magicien), est une pensée qui a traversé l’esprit de plus d’un. En effet, ce qui émerge des procédures « périphériques » est que les flics essayent de lier le plus de personnes possible entre elles et donc avec les délits contestés (ou d’autres, qu’ils gardent comme des atouts dans leurs manches). Ils ont évidemment besoin d’un peu de monde pour rendre crédibles deux (?) « associations ». Mais qu’en serait-il si, au lieu d’un d’un lapin, sorti du fameux chapeau du magicien, les enquêteurs sortaient le blase d’une (ou plusieurs) personne(s) qui serai(en)t accusée(s) dans les deux affaires en même temps ? Un tour de passe-passe, bien sûr, le leur, mais qui pourrait avoir de lourdes conséquences.
La confirmation du fait que d’autres personnes seraient recherchées (on ignore pour quelle raison, mais personne n’est dupe des machinations de la part de la Justice et de ses flics), nous parvient en août. Ou plutôt en septembre. Le 9 août, la brigade des stups débarque au squat Ahwanhee de Grenoble. Le compte-rendu du collectif du lieu laisse penser à un emmerdement malheureusement assez « normal ». Mais d’autres infos sont rendues publiques un mois plus tard, quant au fait que les flics chercheraient une personne précise, dont ils avaient une photo, et qu’un micro a été trouvé dans le salon du squat (placé pendant la perquis’ ou avant, impossible de savoir). Donc, les stup’ sont bien une excuse, mais pas pour un emmerdement « normal », plutôt pour des enquêtes en cours à Grenoble et ailleurs.
C’est un peu comme si les enquêteurs agissaient tel un gribouilleur fantaisiste devant une toile blanche. Un coup de pinceau par-ci, un coup de pinceau par-là, un autre là encore. Il n’y a qu’ébauche du tableau final (ils peuvent le modifier à dessein), mais on parvient cependant à le deviner.
Des craintes qui s’alimentent d’elles-mêmes
Il est toujours difficile de savoir comment se comporter face à une opération répressive. Quoi dire ou pas, quoi faire ou pas, pour ne pas compliquer encore plus les choses ? Cela est d’autant plus délicat quand ce sont d’autres personnes qui sont frappées et chacun de nous ne doit pas se rapporter seulement à son éthique individuelle, mais aussi tenir compte de leur avis. Il ne faut pourtant pas tomber, selon moi, dans un discours du type : « le choix va exclusivement aux personnes directement concernées par la répression » . Non, le choix des manières avec lesquelles affronter l’État va à toutes les personnes qui le font en actes, pas seulement aux personnes que la Justice vise aujourd’hui. Si la répression qui frappe quelqu’un amorce la rage d’autres personnes, c’est en premier lieu à celles-ci de décider de la forme que leur action doit prendre.
J’ai l’impression qu’il y a la tentative, de tous bords, de garder un silence chargé de crainte à propos de ces affaires répressives, comme si cela pouvait en arrêter l’avancée (une belle exception est le texte « À propos de communication publique, de silence obstiné et de tricot policier », publié sur internet fin juin 2018). Parfois, des infos ne sont pas rendues publiques (je pense au communiqué de l’Ahwanhee), même si elle touchent à des éléments de la plus grande importance. Certes, la peur face à la répression est légitime, et il faut savoir la fermer face à la police et la Justice. Mais dans le cas présent, il s’agit d’informations que les enquêteurs ont déjà qui sont tues à des personnes qui pourraient en avoir besoin, ne serait-ce que pour pouvoir exprimer leur solidarité en connaissance de cause. Les flics l’ont dit eux-mêmes aux journalistes, fin mars : si très peu d’infos filtrent, c’est pour éviter que la solidarité ne se développe.
Ce n’est jamais trop tôt pour réfléchir à comment répondre et à mon avis diffuser des informations que de toute façon les flics détiennent déjà est un début de réponse.
Si, en revanche, la crainte alimente la réticence, cette dernière alimente l’ignorance et l’isolement qui alimentent à leur tour la peur… Cette spirale vicieuse est précisément un des objectifs de la répression. Rappelons-nous que le but de l’institution police-Justice (et médias, si nécessaire) n’est pas seulement de mettre des personnes derrière les barreaux, mais surtout de faire régner l’ordre ; dans ce cas spécifique, mettre un terme à cette ligne de feu qui se répand. Quoi de mieux que la peur pour aboutir à l’inaction, pour briser des complicités ? Quoi de mieux que l’incertitude, des menaces qui planent, pour créer de l’inquiétude, pour faire naître de la rancœur envers des individus définis comme des fouteurs de merde ? Et là le jeu de la répression marche à plein régime : ce n’est plus envers l’État que se dirige notre haine, mais envers ces personnes qui en sont la cible, comme si c’était de leur faute d’avoir attiré la répression.
Et alors, qu’est-ce qu’on fait ? On regarde ailleurs, on se dit que ce n’est pas le bon moment, parce que les flics sont sur les dents et leur attention est concentrée sur le « milieu » ? Ou au contraire on relance, pour que cette rage vengeresse se poursuive partout, en ville comme à la campagne ? Se disant qu’il n’y a pas de bons ni de mauvais moments, et que c’est maintenant le seul moment possible pour vivre ?
Et alors, mon poto ?
Je n’ai aucune solution prête à l’emploi. Juste l’envie qu’on continue à s’en prendre à l’existant. Une chose me semble pourtant sûre : garder le silence sur la répression, mettre la tête dans le sable, ne résout jamais rien. Il y a aussi un constat banal : si des attaques contre ce monde ont lieu, l’État, qui est chargé de le défendre (et qui en partie le façonne), réagira. Dés qu’on se réjouit des flammes qui brisent la nuit et illuminent la torpeur ambiante, il faut aussi tenir compte du fait que la répression pourrait frapper. A des moments pareils, il faut essayer de se donner de la force pour réagir et chasser le brouillard dont la répression cherche à se draper pour semer peurs et incertitudes. Le rassemblement du 17 octobre devant le tribunal de Toulouse, au moment où la personne incarcérée à Limoges passait devant un juge, est une initiative nécessaire qui va dans ce sens.
Peu importe de savoir quelles sont les mains qui ont allumé ces feux. Il suffit de se dire que ça aurait pu être celles de chacun.e d’entre nous, qui en partagent les motivations et le choix des cibles. De là, c’est une possible complicité à distance, sans coordination, sans se connaître, qui peut exister à travers d’autres actions. Parce que non, on n’a pas forcément ou toujours besoin d’associations structurées, mais plutôt d’amitiés, de complicités, d’un entourage de confiance et de beaucoup de détermination individuelle, pour répandre notre rage, encore et toujours.
Paris : Incendie solidaire (11 septembre 2018)
Une personne en prison à Limoges, deux sous contrôle judiciaire à Ambert, des multiples coups de pression, des perquiz’ (la dernière à Grenoble en août). Flics et juges essayent de trouver des personnes qu’ils croient responsables de quelques actions directes. Pour notre part on pense simplement que quand des subversif.ve.s sont dans le collimateur de l’État c’est aussi aux autres, à nous, d’agir, de pas regarder ailleurs, de montrer qu’ielles ne sont pas seul.e.s, que la répression ne nous arrêtera pas. Tôt dans la nuit de mardi 11 on a incendié deux camionnettes et un utilitaire de la mairie de Paris, rue Coriolis (12ème).
Une accolade à Krème (au fait on aime bien les incendiaires !).
Solidarité aussi avec les personnes inculpées dans le procès Scripta Manent en Italie.Pyr et Omanes
[Publié dans le journal anarchiste Kairos n°7, novembre 2018.]