Une critique de la normalisation des activités à la zad, et du déploiement du fonds de dotation visant à acheter terres et bâtis.
La lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a été menée par un large mouvement composite aux tendances anticapitaliste, écologiste, paysanne, anarchiste, etc. Des dizaines de milliers de personnes dans toute la France et au-delà y ont pris part pendant des années jusqu’à l’abandon du projet d’aéroport le 17 janvier 2018, ce qui fut une victoire historique.
La zad avait ceci de particulier qu’il y était possible entre 2009 et 2018, de construire une cabane ou faire de l’agriculture selon ses propres règles, d’élever des chèvres en groupe sans les identifier avec des puces électroniques, de tester des formes de poly-activité, de bricoler, etc. tout ça, parti de rien. Or, dans ce monde, toutes ces choses sont rendues très difficiles si l’on n’est pas privilégié socialement, propriétaire ou héritier.
Qu’est-ce qui a changé depuis un an ? Que penser des perspectives actuelles d’achat des terres et d’installation paysanne sur la zad ? Quelle est la portée politique des batailles en cours ?
L’auteur de ces lignes est lié au mouvement des zad. Il a participé durant des mois à l’occupation contre le barrage de Sivens et a été membre d’un comité de soutien à la zad de NDDL. Aujourd’hui, il est paysan boulanger bio. Ce texte s’intéresse surtout à la question agricole à la zad et n’est donc qu’une analyse partielle de la situation. Ce n’est qu’une modeste contribution à un nécessaire bilan critique sur la zad. Il appelle à des réponses.
Le pari des COPs ou la porte ouverte à la normalisation
Avec une violente phase d’expulsions et de destruction des habitats – qu’ils soient sauvages (les cabanes à l’Est) ou plus présentables (les 100 noms) – l’Etat a, en avril 2018, envoyé un message clair : acceptez nos conditions ou nous allons vous écraser. C’est ainsi qu’une partie du mouvement a décidé de se soumettre aux règles du jeu dictées par l’Etat : remplir des fiches administratives débouchant sur l’obtention de Conventions d’Occupation Précaires (COP). Une quarantaine de fiches sont déposées en mai 2018, puis ne sont retenus en juin 2018 que 15 projets aboutissant à la signature de 11 COP – 4 projets se trouvant sur des terres convoitées par d’autres exploitants. Ce processus de tri exclut donc la majeure partie des 200 habitant.e.s. Ces COP couvrent 170 ha de terres sur les 1 500 ha de l’ancienne zad.
L’idée de s’engager collectivement dans cette voie de la régularisation via les COP, a été défendue par des occupant.e.s parmi lesquels le CMDO (Comité pour le Maintien des Occupations [1]), les Naturalistes en lutte, les paysans anti-aéroport au sein de COPAIN 44 et l’association Poursuivre Ensemble.
“Le bénéficiaire s’engage à informer immédiatement l’État, par tout moyen, de toutes occupations par des tiers des Terrains (occupations ou constructions illicites, entreposage de matériaux, stationnement de véhicules, …)” [Extrait d’une COP signée en 2018.]
Contrairement à un fermage qui est reconduit perpétuellement par tacite reconduction, et protège ainsi le fermier, ces COP sont très contraignantes et non sécurisantes. Il faut par exemple informer l’Etat si les terres sont occupées. Elles ne sont pas reconductibles et le contrat peut être rompu à tout moment. Si le signataire ne quitte pas les terrains en cas de rupture de bail, des astreintes financières sont prévues à son encontre. La promesse d’un bail de fermage plus pérenne est conditionnée à la normalisation des activités dont l’avancement est régulièrement discuté durant les Comités de Pilotage (COPIL) entre syndicats agricoles, administrations agricoles, services de l’Etat, communauté de communes et associations d’exploitants agricoles historiques. Les occupant.e.s ne sont pas présent.e.s dans ces réunions.
Concernant l’agriculture à la zad, la normalisation recouvre le processus administratif aboutissant à l’obtention d’un statut d’exploitant agricole. Ce statut nécessite de travailler une superficie minimale, de respecter des règles très contraignantes notamment en élevage (normes sanitaires pour les bâtiments, déclaration de mouvement dans le troupeau, identification électronique des bêtes, etc.), et de payer plus de 3 000 € de cotisations sociales par an. Tout ceci contraint l’activité qui doit se développer, devenir rentable. En contre-partie, on a droit à un statut social, à toucher les primes PAC, à obtenir des prêts bancaires et une aide financière à l’installation. En somme, les COP permettent à l’Etat d’orienter, contrôler et contraindre les activités des bénéficiaires.
Fin du printemps 2018, les occupant.e.s promouvant cette stratégie tentent de rassurer les soutiens extérieurs sceptiques :
“Cette signature doit prolonger notre volonté de nous tenir collectivement dans ce pari risqué, c’est à dire de continuer collectivement la défense administrative tout en ayant la capacité à se mobiliser largement sur le terrain à divers niveaux (…) Bien entendu, la stratégie administrative est une défense menée conjointement à la confrontation sur le terrain, et sans assignation binaire à tel ou tel type de barricades, qu’elles soient de pneus ou de papier.”
[À propos de la signature des COP, juin 2018.]
Un an après, force est de constater que cette volonté affichée de favoriser une complémentarité des modes d’action est révolue. En mars 2019, l’Etat organise l’expulsion et la destruction de 5 cabanes “hors-norme” : la cabane et la plate-forme de Lama fâché, Youpi youpi 2, la Cabane sur l’eau et le Port. Le site zad.nadir (tenu par des occupant.e.s pro-normalisation) ne relaie pas l’appel à soutien et à ré-occupation et se justifie par des arguments diplomatiques : en réoccupant la zad, on risque de se brouiller entre occupant.e.s, mieux vaut ne rien faire… On peut imaginer que la crainte réelle des administrateurs de zad.nadir était plutôt de ne pas plaire à la préfecture… En réponse, l’accès au site zad.nadir est détourné vers le site Indymedia-Nantes, pour que l’appel à réoccupation puisse être lu malgré la censure initiale.
“Nous redoutons de nouvelles ‘opérations policières’ dans les jours qui viennent. Nous vous invitons dès à présent à nous rejoindre sur place entre l’Est, La Grée, le Rosier, la Wardine et Bellevue, puis particulièrement à partir du 6 avril, pour lancer des chantiers de constructions, plantations, discussions et bien plus… (…) Nous tenons à l’accueil inconditionnel de toute personne et nous souhaitons que ces terres et ces idées, pour lesquelles nous avons risqué nos vies et nos libertés, restent celles de possibles infinis et d’expériences de vies, sociales et politiques, librement choisies.“
[Invitation à nous rejoindre, mars 2019.]
Cette anecdote montre une rupture de solidarité provenant des occupant.e.s pro-normalisation ainsi qu’une tentative de leur part d’étouffer les voies dissonantes. Tout d’abord, certains lieux de vie ont vu dès avril 2018 des COPs être déposées sur leurs terres alors que tou.te.s les habitant.e.s n’étaient pas d’accord pour cela (c’est par exemple le cas du moulin de Rohanne, de la Wardine et du Rosier): c’est l’accaparement. Ensuite, on tempère ou on s’oppose à des appels à réoccupation, squat, installation sauvage: c’est la pacification. Au final, ces pratiques tendent à rendre hégémonique la dynamique de normalisation.
De nombreuses personnes soutiennent la thèse – difficilement vérifiable mais jamais démentie – que ce n’est pas un hasard si les personnes victimes d’expéditions punitives sur la zad en 2018 comptaient parmi les récalcitrants les plus téméraires à la normalisation [2].
Aujourd’hui, seule une partie des 13 COPs finalement signées ont été transformées en baux de fermage par le Conseil Départemental, nouveau propriétaire de 895 ha de terres agricoles rétrocédées par l’Etat. Certaines COPs n’ont pas été converties car toujours dans l’attente d’autorisations administratives (Autorisation d’Exploiter).
La fraction du mouvement pro-régularisation réclame aujourd’hui la mise en place de Clauses Environnementales pour tous les nouveaux baux qui seront signés suite à des départs en retraite ou sur les terres “non historiques”. En mai 2019, un agriculteur de l’Amelaza (association d’une trentaine d’agriculteurs ayant cédé leurs terres à Vinci et qui veulent aujourd’hui les récupérer) arrache une haie et traite un champ à l’Est de la zad avec du glyphosate. Un communiqué sur le site officiel de la zad NDDL [3] s’indigne de ces pratiques et en appelle au Conseil Départemental pour imposer des baux de niveau 2 (respectant à minima l’Agriculture Biologique). Une nouvelle fois, la lutte administrative a pris totalement le dessus sur un rapport de force de terrain. Peut-être y aurait-il eu plus de chances de s’opposer aux pratiques destructrices des agriculteurs de l’Amelaza si les modes de vie hors-norme de l’Est de la zad avaient reçu du soutien ? Si une partie des ancien.ne.s occupant.e.s ne s’étaient pas opposé.e.s à l’appel à ré-occupation de mars 2019 ?
Toutes ces normes, qu’elles soient environnementales ou sanitaires, qu’elles concernent les bâtiments agricoles ou la certification des semences, nécessitent de rentrer dans des cases, de remplir toujours plus de paperasses, de rendre des comptes à des gens déconnectés du terrain. Toutes les activités déclarées sont soumises à une surveillance administrative tatillonne, étroitement réglementée. Qui dit norme dit contrôle. Le respect de ces normes conditionne l’obtention des primes et diminue la liberté de mener son activité comme bon nous semble. Il faut saisir qu’il n’y a pas d’un côté les bonnes normes environnementales et de l’autre les mauvaises normes sur les semences, elles font toutes partie d’un même système qui rend aujourd’hui difficile l’installation paysanne [4].
Interrogée par France 3, une habitante de la zad témoigne. Sarah possède un diplôme d’ingénieur agronome: “On doit investir en aveugle, dans des clôtures, des tracteurs, du matériel de tonte, et il faudrait quelques dizaines de milliers d’euros pour aménager une fromagerie… Si on ne le faisait pas, nous aurions été balayés, avec nos projets, et pourtant, tous ces investissements ne garantissent en rien notre pérennité.”
Erwan Joyeau, ingénieur agronome, et quelques autres, ont accepté de suivre une formation d’une vingtaine d’heures à la chambre d’agriculture: “On nous a expliqué les aspects administratifs, les normes…”
Depuis l’été, il s’est aussi inscrit à la Mutuelle Sociale Agricole. Pour 2018, il cotisait uniquement pour les accidents du travail, soit 260 €, mais en 2019, il devra verser près de 3 000 € de cotisations. “On sait que 2019 sera un cap difficile à passer, et nous sommes tous en train de travailler sur des budgets prévisionnels” précise Erwan [5].
Une illustration de la pression normative et fiscale qui pousse à de lourds investissements financiers ayant pour effet de contraindre l’activité avec la nécessité de se développer économiquement. Quantifier, rationaliser, optimiser. Tout ce qui a fait disparaître la paysannerie et qui décourage les agriculteurs. Ce qui fait que le rapport à la terre est remplacé par une vision d’ingénieur… Tout l’inverse de ce que la zad avait permis comme rapport au monde jusqu’à présent.
Si Zad will survive (plaquette éditée par le CMDO diffusée à plusieurs milliers d’exemplaires en février 2018) ambitionnait “de créer des précédents qui continuent à repousser le seuil de ce que les institutions peuvent accepter en espérant que ces coins enfoncés dans la rigidité du droit servent à bien d’autres que nous à l’avenir”, le pari des COPs débouche pour l’instant sur le droit de s’installer dans des conditions très précaires avec pour seul horizon de rentrer dans les normes avec les mêmes contraintes réglementaires et financières que partout ailleurs.
Force est de constater qu’à aucun moment, les 200 comités de soutien français à la lutte contre l’aéroport n’ont été appelés, depuis la zad, à occuper partout les administrations agricoles avec des revendications claires. A aucun moment, il n’y a eu une volonté de perturber le Comité de Pilotage pour essayer de changer les règles du jeu. Il n’y avait pas de volonté politique d’agir en ce sens. Il n’y a eu aucun discours public à ce sujet.
Il est primordial de noter que cette vision, qu’on peut qualifier de cogestionnaire [6] – optant pour la négociation en délaissant le rapport de force -, a été imposée par une fraction du mouvement et qu’elle n’était pas la seule possibilité. On peut citer le texte du groupe d’agriculteurs et agricultrices contre les normes qui pose un pose un diagnostic limpide :
“Nous vivons actuellement dans les campagnes, dans les fermes, des situations catastrophiques. Harcèlement réglementaire, normatif et judiciaire, contrôles administratifs avec des gendarmes à répétition, saisies de troupeaux, interdictions de vente sur les marchés pour non-respect des normes administratives, sanctions pour refus de contrôle, internements forcés dans le cadre des ‘protocoles suicide’… Du coup plus de 10 000 fermes disparaissent chaque année laissant derrière elles des ruines, des vies de salariés ou des morts et bien sûr des sociétés agricoles qui s’agrandissent en employant des opérateurs. Les suicides se multiplient ces deux dernières années, étouffés par les médias et l’administration. Plus de 1 000 par an (trois fois plus que dans toutes les autres catégories professionnelles). (…) Ne croyez pas que cette pression administrative et industrielle n’atteint que les systèmes agricoles enchaînés aux banques et aux coopératives. Toutes les fermes la subissent et en meurent ou s’y plient, subvention à la clef ou pas.“
[À Notre-Dame-des-Landes comme ailleurs, seul un territoire en lutte peut s’opposer à la normalisation industrielle agricole, Comité de soutien 63 Livradois Forez, février 2018.]
Les membres de ce groupe ont proposé des discussions sur le sujet de la normalisation agricole au moment de la victoire en février 2018. Cela a suscité très peu d’intérêt sur la zad. Ensuite, en mars-avril 2018, une nouvelle tentative de rencontre a échoué du fait des expulsions et des tensions internes à la zad. L’appel de ce groupe d’agriculteurs à occuper les administrations agricoles pour les tenir à distance de la zad a été ignoré par les occupant.e.s pro-régularisation. La question de savoir comment s’organiser et résister face au rouleau compresseur administratif n’a pas été abordée publiquement par la suite, bien au contraire, la stratégie a plutôt été de “montrer patte blanche” en se fondant dans les cases de l’administration.
Ainsi, en novembre 2018, la DDTM de Loire-Atlantique a été occupée par 200 personnes. Le communiqué de presse [7] met en avant le sérieux administratif des anciens occupant.e.s. Il est mis en avant que les projets sont inscrits au Centre de Formalités des Entreprises, à la MSA, plusieurs porteurs de projet ont des diplômes agricoles et vont payer leurs cotisations sociales. Bref, ils et elles respectent en bons élèves tous les devoirs demandés aux agriculteurs et demandent d’avoir les mêmes droits qu’eux. Un diagnostic du foncier ainsi qu’une répartition équitable étaient aussi demandés. On voit qu’on est bien loin d’essayer d’ “enfoncer des coins dans la rigidité du droit”. Or c’était bien parce que la zad représentait une brèche, un espoir pour ouvrir des possibles face à l’implacable normalisation industrielle, pour créer des espaces de liberté, de vie autonome loin des dispositifs administratifs que tant de personnes ont soutenu cette expérience.
Avec cette normalisation subie voire promue par une partie du mouvement, la zad a perdu ce qui faisait son intérêt et sa spécificité et on a du mal à voir pourquoi il faudrait mettre plus d’énergie à défendre l’ex-zad qu’à soutenir les petits agriculteurs bio, artisans ou collectifs autonomes plus proches de chez nous.
La fraction du mouvement qui négocie l’avenir des terres de la zad n’a aucune volonté politique de résister à la normalisation. Ainsi, s’installer sur un territoire qui a pendant longtemps été ouvert et inclusif, le lieu de nombreux possibles, devient tout aussi difficile et décourageant qu’ailleurs. Tout est mis en oeuvre afin que seules les personnes détentrices de capital financier et capables de vivre avec une pression administrative importante puissent rester vivre sur l’ex-zad.
Un fonds de dotation pour la zad, c’est l’anti-réforme agraire
En parallèle des limites ou de l’échec de la stratégie des COPs, une structure juridique a été créée par la fraction du mouvement pro-normalisation (pour rappel : CMDO, les Naturalistes en lutte, les paysans anti-aéroport au sein de COPAIN 44 et l’association Poursuivre Ensemble). L’ambition est d’acheter le plus de terres et bâtis possibles. L’Etat est l’actuel propriétaire de ces biens et serait vendeur. Le fonds de dotation permet à ses contributeurs de défiscaliser leurs dons. Il permet aux bénéficiaires du fonds d’être usagers du bien sans en être propriétaires : usage et propriété sont dissociés.
La “terre en commun” se définit comme un “fonds de dotation au service du commun pour des projets allant dans le sens d’une protection de la biodiversité, (…) de l’agriculture paysanne et (…) des valeurs d’utilité sociale et de solidarité.”
[encommun.eco, site du fonds de dotation La terre en commun.]
D’emblée, l’usage sans nuance du terme “commun” pose question. La normalisation des activités sur la zad ainsi que la mise en place du fonds de dotation se sont faites malgré les réticences et désaccords formulés par des occupant.e.s du bocage [8]. Ainsi, peut-on parler d’une structure au service du “commun” quand des dizaines de personnes habitant un territoire s’opposent à son déploiement ? De nombreux échos provenant de la zad relatent des tensions entre des porteurs de projets soutenus par le fonds de dotation qui ont obtenu des baux sur des terres agricoles et d’autres personnes qui squattent ces espaces. Il serait plus honnête de dire que le fonds de dotation sert certains projets individuels et certains autres projets collectifs, et qu’il exclut bon nombre d’autres occupant.e.s. Mais parler sans nuance d’un commun abstrait relève de la ré-écriture de l’Histoire de cette lutte. Cela invisibilise de nombreuses personnes et pratiques.
“Ensemble, nous réussirons à atteindre notre objectif : obtenir 3 millions d’euros pour acquérir les bâtiments, terres et parcelles boisées sur lesquelles poursuivre l’aventure collective qu’est la zad de Notre Dame des Landes.”
[encommun.eco, site du fonds de dotation La terre en commun.]
Cette solution ne peut se mettre en oeuvre que parce que la zad a accumulé pendant des années une notoriété et un fort capital symbolique. Elle nécessite d’avoir un réseau de soutien constitué, avec en son sein des gens fortunés, il faut pouvoir manier les codes de la communication marketing et se rendre sexy.
Si une lutte semble s’ouvrir sur la question de l’habitat léger et du Plan Local D’urbanisme, les arguments avancés sont une nouvelle fois centrés sur le caractère exceptionnel du bocage :
“En initiant le dialogue avec les pouvoirs publics nous proposons une réponse exceptionnelle à une situation qui l’est tout autant : imaginer comment pérenniser des habitats construits dans l’urgence, souvent dans la précarité”
[S’abriter par temps de PLUi, avril 2019.]
La force de la lutte et de l’imaginaire qui se développaient à Notre-Dame-Des-Landes était d’articuler une lutte locale à des enjeux plus larges. Le problème est que les batailles actuelles ne partent pas d’une condition commune faite aux paysans ou aux néo-ruraux de toutes sortes pour créer des marges de manoeuvre qui pourraient bénéficier à tou.te.s. Au contraire, on revendique le côté exceptionnel de ce territoire pour organiser sa survie.
Par ce geste, on rompt la solidarité avec toutes celles et ceux qui ont défendu cet endroit et qui ne pourront jamais créer des dispositifs administratifs complexes et collecter des grosses sommes d’argent pour s’installer à la campagne. La dotation initiale pour créer un fonds de dotation est par exemple de 15 000 €, ce qui est dissuasif pour bon nombre de personnes aspirant à vivre de la terre/avec la terre. Cette solution n’est donc pas reproductible pour le plus grand nombre et fait de la zad un territoire qui ne peut survivre que du fait de son histoire exceptionnelle.
De plus, le projet qui est promu en utilisant cette structure capitaliste est en rupture avec l’imaginaire véhiculé par dix ans d’occupation. En effet, une agriculture qui se soumet aux normes et qui nécessite des capitaux, voilà tout l’inverse de ce qui faisait l’intérêt de la zad. En lisant la plaquette de promotion du fonds de dotation, on a plus l’impression que le devenir de la zad se situe dans la ligne des oasis du mouvement des Colibris : on achète des lieux très chers, on obéit à l’administration et on y prend collectivement soin des “communs”.
“Le MST ne lutte pas seulement pour la terre mais pour la réforme agraire juste et non commerciale (pour l’expropriation et l’attribution des terres aux personnes qui la travaillent et non la vente des terres et l’endettement des paysans comme le proposent le gouvernement et la Banque mondiale – Banco da terra, novo mundo rural).”
[Premier congrès du Mouvement des Sans Terre.]
Le Mouvement des Sans Terre au Brésil, tout comme les paysans zapatistes au Chiapas, revendiquent l’accès légitime à la terre et au territoire, en créant des rapports de force pour y accéder. Il aurait été possible de réclamer une réforme agraire à la zad, conduisant à l’expropriation des plus gros agriculteurs de certaines parcelles et à la redistribution de leurs terres ou à des baux de fermage gratuits pour les petits agriculteurs bio. Faire cela aurait permis d’ouvrir des pistes pour la zad tout en participant à une réflexion plus globale sur la transmission des terres agricoles. On sait que 50% des exploitants agricoles vont partir à la retraite dans les années à venir et vont donc céder leurs terres. Seuls les héritiers, les rentiers ou les porteurs de projets à qui la banque veut bien prêter de l’argent pourront-ils avoir accès à ces terres ou veut-on créer d’autres chemins politiques pour que des paysan.ne.s nombreus.es puissent s’installer ? L’achat (direct ou indirect) est-il la seule alternative à la précarité ? Pourquoi ne pas revendiquer l’accès aux terres avec des arguments politiques ou philosophiques ?
“Une lutte pour l’accès à la terre continue de se jouer pour que le foncier aille en priorité, non pas à l’agrandissement de fermes conventionnelles alentour, mais à des projets agricoles issus du mouvement. (…) La signature d’une première série de baux ruraux environnementaux de 9 ans avec le Conseil Départemental sur environ 300 ha (…) rendra les usager.e.s de ces terres prioritaires à l’achat en cas de cession à moyen terme. Ces usager.es pourront alors remettre ces terres dans le pot commun.” [Communiqué – zad – fonds de dotation, une mise au point sur la campagne de levée de fonds et les objectifs d’achats à court et moyen terme, juin 2019.]
Faire passer une collecte de fonds pour acheter des terres pour une “lutte pour l’accès à la terre” relève de l’escroquerie intellectuelle. Le fonds de dotation n’ouvre aucune piste, il ne fait que convertir un capital symbolique énorme en propriété immobilière. Pour accéder à la terre, il faudrait pouvoir aligner le prix dicté par le marché ou par la SAFER. C’est combien l’hectare ? 10 000 € ? Pas de problème, on allonge. Le fonds de dotation alimente le jeu de la valorisation capitaliste de la terre, de la spéculation. Mais au jeu des gros sous, les industriels de la terre seront toujours plus forts que tous les néo-paysans qui veulent vivre différemment, avec des pratiques d’autonomie.
Entendons-nous bien : utiliser le fonds de dotation pour fédérer et sécuriser des lieux existants ayant déjà recours à des structures du même type (Société Civile Immobilière, Groupement Foncier Agricole, Propriété individuelle, etc.) peut se défendre. Mais foncer tête baissée pour faire rentrer dans le système capitaliste de la valorisation marchande, un territoire qui avait pour spécificité d’être en partie en dehors est une ânerie. Ce n’est pas tant l’outil en tant que tel qui est critiqué mais son usage pour la zad.
“Une réforme agraire populaire, une réforme agraire non seulement destinée aux paysan.ne.es sans terre, mais également à toutes les classes laborieuses et à toute la société. Celle-ci ne peut avoir lieu que par la lutte des classes et par la confrontation du projet capitaliste. (…) La nouvelle stratégie est une alliance ‘entre pauvres’, à la place d’une ‘alliance capitaliste entre paysan.ne.s et populations urbaines (propriétaires des usines et autres segments du capital national)’.
[Réforme agraire populaire : le nouvel appel pour une réforme agraire du 21e siècle, Via Campesina, avril 2019.]
A l’opposé de l’idée d’une alliance “entre pauvres”, le fonds de dotation est une alliance entre pauvres (les paysans sans terre) et riches (personnes payant suffisamment d’impôts pour pouvoir défiscaliser leurs dons). Le projet de la réforme agraire tel qu’explicité par la Via Campesina a une portée populaire et anti-capitaliste. Il s’adresse à tous les petits paysans et tous ceux qui veulent avoir accès à la terre mais qui n’ont rien. Il remet en cause la dynamique même de l’industrialisation agricole et de la concentration foncière. A l’inverse, le projet de fonds de dotation promu sur la zad est élitiste – il ne peut être mis en oeuvre que par une classe à fort capital culturel – et totalement inoffensif vis-à-vis du capitalisme agricole.
La notoriété de la lutte de Notre-Dame-des-Landes induisait une responsabilité tant tous les regards y ont été portés. Ce qui s’y passe crée un précédent pour d’autres luttes. Opter pour la propriété privée (collective et non plus individuelle) comme futur désirable, se normaliser à grands pas, sans réellement se donner les moyens de tenter autre chose, sans porter de discours politique public aspirant à autre chose que la norme, voilà une défaite majeure, voilà un net recul dans les brèches, dans les imaginaires qu’avait ouverts la zad de Notre-Dame-des-Landes. Pour sauver quelques meubles, on essuie une lourde défaite idéologique.
“Les trois ans à venir sont déterminants : un tiers des agriculteurs vont partir à la retraite, et libérer une grande partie des terres arables françaises. Aujourd’hui, alors que seulement 6 % de la SAU française est en bio, les institutions agricoles continuent d’attribuer les terres aux agro-industriels, la consommation de pesticide augmente sans cesse (+12% depuis 2014), l’agriculture est toujours la source d’un quart des émissions de carbone au niveau mondial et nos élu.e.s favorisent aveuglément l’urbanisation au nom de l’activité économique alors que les écosystèmes sont au bord de l’effondrement. Ouvrons les institutions agricoles, prenons les mairies, exigeons la préemption pour installer des jeunes !”
[Appel : Pour sauver la Terre, Tous Paysan.ne.s !, collectif Terres Communes, avril 2019.]
La partie du mouvement ayant proposé et imposé les choix de la régularisation et de l’achat a choisi de ne pas se poser certaines questions. Dans quelles conditions une réforme agraire, une réelle redistribution des terres pourrait avoir lieu afin qu’y accéder ne soit pas un privilège mais une possibilité pour le plus grand nombre ? Analyser la structure de l’accumulation capitaliste et foncière en agriculture. Questionner les statuts sociaux des travailleurs de la terre et lutter contre leur précarité. Inventer des formes d’accès à la terre, d’usage ne nécessitant pas de passer par la propriété privée et de s’endetter. Remettre en cause le fonctionnement de la SAFER. Se demander à quelles conditions la terre peut être synonyme de liberté et non d’enfermement. Et plus largement, veut-on que ce territoire reste anticapitaliste et qu’est-ce que cela implique ? Jusqu’où peut-on négliger les moyens au regard des fins ?
Tout cela était beaucoup plus difficile que de récolter les fruits de la lutte passée, mais aussi beaucoup plus exaltant et intéressant, cela pouvait ouvrir des perspectives de lutte immenses. Il est certain que de nombreuses personnes, comités de soutien, organisations auraient pu participer à des batailles allant dans ce sens. Il n’est pas question d’une radicalité hors-sol, seulement de perspectives de lutte se posant de bonnes questions avec l’ambition de changer les choses dans la direction de plus d’autonomie et de liberté.
Depuis un an, la zad a organisé sa survie matérielle via l’installation d’exploitations agricoles normalisées et via des perspectives d’acquisitions foncières et immobilières en parallèle de sa mort politique en renonçant à défendre des modes de vie et de cultiver hors-norme, en choisissant de devenir une zone d’exception. Le refus des normes et la réforme agraire étaient des horizons désirables et largement partageables, à même de renouveler l’intérêt politique de l’expérience de la zad.
Notes:
[1] Le CMDO est un groupe d’occupant.e.s issu.e.s de divers lieux de vie, qui était au départ secret, il se concentre sur l’organisation d’événements spectaculaires, sur la coordination avec les autres composantes du mouvement et sur la réflexion sur des futurs souhaitables après l’abandon de l’aéroport. Il s’est petit à petit “autonomisé” du reste des occupant.e.s
[2] Vivre le pouvoir, répandre les barbouzeries, ceci est un programme, avril 2018.
[3] Les pratiques que le conseil départemental ne pourra empêcher demain dans le bocage, avril 2018.
[4] Voir à ce sujet Le paysan impossible, Yannick Ogor & Le ménage des champs, Xavier Nouilhanne, Editions du bout de la ville.
[5] Notre-Dame-des-Landes, un an après, la zad en voie de normalisation, janvier 2019.
[6] La cogestion désigne une attitude de dialogue, de compromis et de coopération avec des autorités considérées non comme des ennemies, mais comme des partenaires ou, au mieux, comme des adversaires au sein d’un système auquel on adhère, voir à ce sujet Contester ou cogérer ? Sur la lutte contre le barrage du Testet à Sivens, et les leçons que l’on peut en tirer pour l’avenir des luttes territoriales, octobre 2017.
[7] Rassemblement et occupation des locaux de la DDTM pour l’avenir de la zad, novembre 2018.
[8] Recensés dans les brochures Zadissidences 1, 2 et 3.
[Publié le 23 juin 2019 sur Iaata.]