Gonesse (95): retour sur la première ZAD d’Ile-de-France

Retour en images sur la première ZAD d’Ile-de-France : la coexistence écologiste des gens du voyage et de leurs voisin.es les zadistes du Triangle avant leur expulsion.


Graffiti sur clôture Sud, Gonesse, « ZAD du Triangle », 14 février 2021

Précisions préliminaires: toutes les photographies utilisées ont été prises et diffusées avec le consentement éclairé des personnes y apparaissant, notamment pour l’expulsion et les photos des enfants du camp de gens du voyage. Ce consentement a été accordé et réfléchi individuellement et collectivement à de multiples reprises.

Le dimanche 7 février [2021], des appels à la solidarité et au soutien fleurissent sur les réseaux sociaux : la première ZAD d’Ile-de-France s’est installée sur le Triangle de Gonesse. Une semaine plus tôt, Bernard Loup, président du CPTG (Collectif pour le Triangle de Gonesse), projette le début d’une grève de la faim pour lutter contre l’ouverture d’une gare pour la ligne 17 à Gonesse. Deux ans plus tôt, des tentes se déployaient déjà sur les terres fertiles du Triangle pour lutter contre le projet d’hyper-complexe commercial Europa-City, abandonné avec succès pour les membres du CPTG.

Initiée par un groupe d’activistes et avec l’appui amical du CPTG, plutôt porté par les luttes légalistes, l’auto-nommée ZAD du Triangle se compose avec diversité de multitudes de personnalités, affinités militantes et modalités de luttes de prédilection. Cette « Zone à Défendre », s’installe non sans ironie au sein de l’enclave de clôtures de chantier. Ces dernières ont été installées dans le cadre de la construction du projet Europa City et dessinent le périmètre d’un hectare de zone de stationnement d’engins et véhicules de chantier.

Parmi les revendications des occupant.es de la ZAD du Triangle comme du CPTG se trouve un rejet catégorique des hyper-projets de construction et de la destruction de terres agricoles parmi les plus fertiles d’Europe. En réponse à J-P. Blazy qui reproche aux militant.es du CPTG et leurs sympathisant.es d’être éloigné.es des préoccupations des habitant.es de Gonesse car n’en étant pas, ces dernier.es rappellent l’absence de garanties de création d’emplois locaux autour du projet de gare. En effet, sur les 17 ans de mandat du maire de Gonesse J-P. Blazy, seulement 6% des emplois créés ont bénéficié aux Gonessien.nes et les taux de chômage ont subi une augmentation de 20%. De la même manière, les militant.es du Triangle revendiquent leur refus de la gentrification inhérente à l’augmentation de la valeur immobilière provoquée par la potentielle construction d’un quartier d’affaires (alors même que plus de 3 millions de mètres carrés de bureaux vides existent en Ile-de-France [1]).

Au-delà des revendications construites sur un rejet du projet écocidaire du Grand Paris, les occupant.es et militant.es de la lutte du Triangle de Gonesse réclament des améliorations des services de transports déjà existants. Dans les discussions privées comme les prises de paroles publiques, on mentionne la résolution des problématiques liées à l’inefficacité du partage d’un tunnel par les RER B et D, la revalorisation des services de bus et le prolongement de la ligne du T5 à Villiers-le-Bel. D’un autre côté: le projet CARMA cristallise une partie des revendications des occupant.es de la ZAD du Triangle comme du CPTG. En effet, ce projet revendique la nécessité d’une revalorisation des terres agricoles du Triangle de Gonesse et des espaces non bâtis au profit d’une agriculture écologique et durable pour une autosuffisance alimentaire en Ile-de-France. Au-delà d’une exploitation respectueuse de terres nous protégeant du réchauffement climatique, et préservant une certaine biodiversité, les bénéfices du projet CARMA revendiqués seraient la création d’emplois durables et locaux, et le développement de formations accessibles et inclusives à destination de ces emplois.

Arnaud Bazin, Sénateur et Conseiller départemental du Val d’Oise, interpelle Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, et lui demande le 10 février: “Allez-vous faire respecter l’autorité de l’État en évacuant ces délinquants qui bloquent le bon déroulement des travaux de la ligne 17 ?”.

Criminalisée par l’article Article 322-4-1 du Code pénal [2], la ZAD du Triangle, dont l’emplacement est relativement éloigné des tracés supposés des travaux de la ligne 17, porte ses revendications et justifie son existence depuis le rapport de force médiatique instauré par la démonstration d’une résistance portée par l’autogestion d’un espace de lutte. Face à cette mobilisation, Marie-Christine Cavecchi, présidente du Conseil départemental du Val-d’Oise, déclare: « Ces militants extrémistes ont une conception très limitée du débat démocratique et du respect de l’autorité dans notre pays. ». Valérie Pécresse quant à elle demande l’évacuation immédiate de la ZAD « avec la plus grande fermeté».

Au cœur de cette association des militant.es du Triangle avec « des militants extrémistes » se trouve l’inscription de la ZAD du Triangle dans un imaginaire des luttes dont le sillon s’est creusé ZAD après ZAD. Les ZAD, dont le nom se fait le détournement de l’acronyme « Zone d’aménagement différé », se définissent autant par leur ambition à défendre du vivant que par le périmètre des barricades les protégeant d’une violente répression. Cette répression, parfois, tue, comme à la ZAD du Testet, où Rémi Fraisse a trouvé la mort suite à l’utilisation d’une grenade offensive OF-F1 par les forces de l’ordre, ou mutile comme à la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes où Maxime a perdu l’usage de sa main suite également à l’usage d’une grenade offensive (de type GLI-F4 cette fois).


Expulsion du dortoir non-mixte, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

« C’est pas la Capitale, c’est la ZAD bébé »

Sur le chemin de la ZAD du Triangle, on voit taguées au sol des indications d’itinéraires. Juste après avoir entendu les aboiements d’un chien de garde dont la gueule muselée peine à dépasser du coffre entrouvert du véhicule d’un agent de sécurité, se lit sur la bâche d’une palissade « C’est pas la Capitale, c’est la ZAD bébé ». Cependant, la présence de l’agent de sécurité ne découle pas de l’installation de la ZAD, et derrière la palissade taguée avec une écriture d’écolier.es, ne se trouvent ni cabanes en palette ni barricades, mais une petite niche. Stella, une jeune chienne y vient se réfugier du froid. Juste à côté de la niche, un portail mène au parking d’un hôtel désaffecté où stationnent une douzaine de caravanes et quelques voitures. En guise de voisinage pour les gens du voyage occupant temporairement ce parking : les zadistes du Triangle.

Marquées par le gel, la neige et les lumières des projecteurs des forces de l’ordre, les premières nuits sur le Triangle se sont déroulées dans des conditions difficiles. Des cageots de viennoiserie et des dons de matériaux de construction de récupération ont su venir réconforter dès le premier matin les occupant.es de la ZAD du Triangle. Pour autant, c’est bien grâce à la solidarité et l’amitié des gens du voyage occupant le terrain voisin que les premier.es zadistes ont su charger leur téléphones, remplir leur premières gourdes épuisées, et trouver un soutien chaleureux.

A propos des voisin.es du voyage, les occupant.es de la ZAD tiennent des discours pluriels : « ça fait environ un an qu’iels sont là  », « des gens du voyage occupent et vivent dans l’hôtel », «  tout se passe très bien avec ell.eux, les premiers jours on a été quelques un.es à aller les voir et iels sont vachement sympas ! Mais la police est allée les menacer de leur couper l’eau et l’électricité si iels continuent à nous la partager du coup iels ont arrêté ».

Pascal et les autres chefs

Un prénom revient souvent dans la bouche des occupant.es : Pascal, « c’est lui qui nous charge nos téléphones. Mais ça le fait chier qu’on fasse des allers-retours, mieux vaut lui filer le cageot avec les téléphones et les batteries externes pendant 2-3 heures et revenir quand c’est terminé. Il faut mettre un post-it avec les prénoms aussi derrière chaque tél ou batterie externe, il n’a pas envie qu’il y ait des histoires de vol. C’est un peu le chef de ce que j’ai compris ». Derrière une porte grillagée qui ne se verrouille jamais, dans la première caravane à droite, vit Pascal avec sa famille. Je me présente et discute avec lui de mon envie de documenter la double occupation du Triangle de Gonesse, cherche son approbation. Peu impressionné, plutôt occupé et refusant l’aide que je lui propose pour démêler un tuyau de jardinage apparemment relié à sa caravane, il me répond en souriant que je « peux voir ça avec le chef ». Le chef arrive dans deux heures, il est parti régler des affaires dans le Nord.

Quelques heures plus tard, derrière la palissade, sur le petit terrain menant au parking, c’est Zao qui vient m’accueillir en me donnant le nom de la chienne avec qui il joue : Stella. Le chef mentionné par Pascal n’est toujours pas arrivé, mais il me fait visiter le camp : «  je vais te présenter un autre chef », il toque à la porte d’une caravane : je rencontre Mordji. Cela fait 3 mois environ que les familles présentes sur le parking ont quitté un terrain à Garges-lès-Gonesse après y être restées près d’un an : «  on n’était jamais resté.es aussi longtemps, d’habitude on reste 2-3 mois, mais on préfère ici c’est plus propre et on ne s’entendait pas bien avec là-bas, ici c’est mieux  ». Depuis plus de 2 ans l’hôtel Egg est laissé à l’abandon et le parking inutilisé : «  L’hôtel : personne ne rentre dedans sauf les vigiles. Nous on vit dans nos caravanes, de toutes façons il va être détruit, d’ici quelques temps les hommes vont commencer à chercher un nouvel endroit, là ça va faire 2/3 mois déjà qu’on est ici. Mais on garde l’endroit propre, regarde : c’est encore plus propre que quand on est arrivé.es  ». L’alimentation électrique est raccordée à un poteau électrique proche de la route départementale, et les tuyaux d’eau à une bouche d’incendie. Ma visite du camp et la promenade de Stella croisent celles d’un vigile et de son chien : les échanges sont très amicaux, Zao et Mordji me confient que les rapports généraux avec les vigiles comme la police municipale de Gonesse sont très bons « quand ils viennent on les invite toujours prendre le café, tout se passe très bien ».

Contrairement aux informations confiées par les occupantes de la ZAD du Triangle, ce n’est pas la police, mais les vigiles de l’hôtel vide qui seraient venus conseiller aux gens du voyage de ne plus partager leurs ressources avec leurs voisin.es de la ZAD, sans quoi iels risqueraient de voir leur eau et électricité coupées. Au moment où Mordji s’éloigne préparer un café qu’il m’offrira, Zao me dit : «  la police c’est quand même compliqué, et puis de toute façons, ils peuvent couper l’eau, on n’allait pas rester ».

Arrivé de Lille, Daniel sort de sa voiture, aussitôt présenté, il déclare à propos des occupant.es du terrain d’à côté : « Ce sont des gens bien, comme nous, tout à fait normaux. Si il faut dire quelque chose à quelqu’un qui ne connaît pas les gens du voyage et qui a peur, c’est qu’il faut venir voir et vivre un peu quelques jours avec nous.  ». Interrogé par Zao pour les raisons de l’existence de cette occupation, Daniel répond : « c’est des écolos, c’est les gens qui se battent contre la pollution et pour la planète, tu sais. C’est des gens bien. Ils ne veulent pas d’une gare ou du métro, je crois. Si tout le monde vivait comme les gens du voyage, il y aurait beaucoup moins de pollution, nous on ne construit rien et on a beaucoup de respect envers les animaux. Maintenant c’est fini, mais pendant des années on a vécu avec et grâce aux chevaux qui nous tractaient, on avait bien plus de respect. Et on voudrait nous interdire de rouler avec des voitures et pas acheter du plastique parce que ça pollue maintenant, alors que c’est eux qui ont inventé tout ça. Tout le béton et les grosses constructions. J’ai vu que vous avez fait des cabanes mais pas avec du dur, c’est bien, c’est mieux ça, même si il fait froid. Et puis tu sais ils m’ont déjà empêché d’aller à des salons avec des caravanes parce que je suis gens du voyage. Et tout ça pour laisser que les vieux Français retraités qui font du tourisme rentrer dedans, alors qu’on est des honnêtes gens et qu’on achète comme tout le monde ». Le père de Daniel était luthier, lui est antiquaire.

« On carotte les poulets et on revient même quand t’effaces nos tags »

Quelques jours plus tard, après le procès de Bernard Loup et l’émergence des possibilités légales d’une expulsion, pendant que la tension et les rumeurs grandissent : les volontaires aux tours de garde nocturnes sur les postes de « vigie » voient passer des voitures aux couleurs de la police nationale, quelques fourgons et un peu moins régulièrement des voitures banalisées depuis lesquelles viennent des flash lumineux, probablement de smartphones ou d’appareils photos. Malgré ces intimidations, l’aménagement de la ZAD se poursuit. Le 18 février vers 12h, un véhicule de police municipale, suivi d’une voiture de la police nationale et d’un camion utilitaire d’une société privée de nettoyage se garent sur le chemin de la Justice. Des deux côtés des clôtures principales de l’occupation, un dialogue sur le ton de la plaisanterie s’installe. Dans l’enceinte de la ZAD, une « canne-à-pêche » artisanale dont une carotte se fait l’appât est confectionnée. Pendant que cette dernière est tendue avec amusement sous le nez des policières municipales, les agent.es de nettoyage enlèvent au karcher les tags faits sur un poteau électrique et un passage piéton repeint en rose. Une perche sur laquelle est fixée un rouleau de peinture vient accompagner la « canne-à-pêche » et ne laisse que quelques minutes de blancheur aux portes de la ZAD. Celles-ci s’ouvriront quelques minutes plus tard pour proposer en vain un repas servi dans une gamelle en inox aux agent.es de la police municipale et de la société de nettoyage (sic).


La police municipale accompagne des agent.es de nettoyage d’une société privée venu.es effacer les graffitis et indications au sol présents sur les clôtures de chantier et les poteaux électriques enclavant le site, une canne-à-pêche à police est tendue, Gonesse, « ZAD du Triangle », 19 février 2021


En réaction à la présence policière devant l’entrée du site et au retrait des graffitis sur la façade, des occupant.es confectionnent un rouleau de peinture sur perche pour repeindre la devanture de la ZAD, et une « canne à pêche », Gonesse, « ZAD du Triangle », 19 février 2021

Derrière le troisième côté des barrières séparant la ZAD du parking sur lequel habitent les gens du voyage, quelques heures après ces évènements, c’est une jeune mère qui vient m’expliquer comment sa famille s’est réveillée sans accès à l’eau. Lorsque les occupant.es de la ZAD viennent lui proposer de l’eau, elle pointe du doigt l’arrière d’un camion blanc garé à côté de sa caravane : « vous voyez vos bidons là ? Il y a 50 fois plus là dedans, on est préparé.es, ils peuvent nous la couper, l’eau. C’est pas la première fois qu’ils font ça : ils arrivent en pleine nuit et détruisent tout. Mais c’est la vie, on est préparé.es. ». Cette mère vient m’expliquer que « les hommes » sont partis imprimer un article qu’elle a trouvé sur internet en prévention d’un prochain acte de sabotage de ce type : « C’est la police oui, ils font ça souvent, en plus ils coupent à plusieurs endroits du tuyau pour qu’on ne puisse vraiment plus jamais l’utiliser sans repayer un tuyau. Ils font ça dans la nuit et dans l’ombre pendant qu’on dort. Ils ne discutent avec personne. ». Zao m’emmène voir la bouche-incendie de laquelle dépendaient sa famille et les autres qui vivent sur le parking. Elle se situe seulement à quelques mètres de l’autre côté de la Vigie Sud. Lui et Mordji posent avec un extrait plastifié d’un article du journal Le Monde : « On n’a pas le droit de couper l’eau, mais personne ne le sait  [16] » à côté de la bouche-incendie avant de l’y accrocher. Quelques heures plus tard, je reçois un appel de la jeune mère avec qui j’avais échangé plus tôt. Elle me dit que le tuyau a été coupé de nouveau. Personne n’a vu les auteurs du méfait, mais elle termine l’appel par un dernier échange : « On a le référé. L’huissier et la police nous l’ont apporté quand même, c’est à partir de lundi 22 février, mais ça va on cherchait déjà ailleurs et généralement ça se passe plutôt les mercredis. ».

En même temps que le départ des gens du voyage s’organise et se profile, le lundi 22 février, les discussions se multiplient autour de la pertinence des modalités selon lesquelles la ZAD du Triangle déploie son existence politique et installe un rapport de force. Alors que certain.es occupant.es observent la progression des travaux préparatoires à la construction de la Gare, l’absence de réelle disruption matérielle des chantiers et la prise de conscience de la vulnérabilité de la ZAD face aux forces de l’ordre s’installe dans les dialogues et les esprits. Pendant que se construisent de nouvelles habitations, que se distribuent comme tous les jours les responsabilités domestiques et ménagères, s’expriment et émergent les enjeux d’un élargissement de l’occupation au chemin de la Justice et au terrain d’où partiront les gens du voyage.

« Chut. Il faut pas les réveiller, vite, vite. »

Le 23 février de 2h à 4h du matin, au poste de la Vigie Nord, du haut d’une construction en palette surplombant la clôture principale, s’observe une chorégraphie devenue habituelle : des passages de véhicules de police se succèdent. Toute les demies-heures avec rigueur et ponctualité, s’échangent des flashes lumineux d’appareil photo et de téléphone entre les occupant.es, depuis la vigie, et la police depuis leur voiture. Perçus par les occupant.es comme une opération de renseignement et d’intimidation, les passages de voitures banalisées ont su réactiver une mémoire populaire et certains réflexes.


Un feu de camp avec quelques cageots disposés autour en guise de chaise, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

Sur les murs de la première ZAD d’Ile-de-France comme sur ceux de certaines cités, au marqueur BIC, ou griffonné au stylobille : les numéros des plaques d’immatriculations des voitures soupçonnées d’être des véhicules de police banalisés. En cas de présence avérée de forces de l’ordre présentes dans le cadre d’une expulsion, un sifflet se substitue aux cris d’alertes.


Expulsion de la ZAD du Triangle, vue depuis la Vigie Nord : un huissier est présent et des gradés s’apprêtent à faire détonner les tirs de sommation, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

Vers 6h40, les premiers coups de sifflets se font entendre, quelques occupant.es sont déjà réveillé.es et marchent nerveusement réveiller leur camarades, rassembler quelques affaires, déambuler entre les cabanes. Un occupant me confie : « Ils sont à la Vigie Sud, je les ai entendus: ‘chut. Il faut pas les réveiller, vite, vite.’ ». Un faisceau de lumière indique le chemin jusqu’à la vigie Sud : « Le grillage est complètement défoncé ».


Barricade de l’entrée principale pendant l’expulsion des occupant.es, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

Malgré le halo aveuglant des projecteurs des forces de l’ordre, aux bruits émanant d’une masse grouillante autour de la Vigie Sud, on devine les palettes, les cageots, et les barricades qui se démontent. A l’entrée principale de la ZAD, à 6h59, depuis la « Vigie Nord » on aperçoit en plongée une gradée en écharpe tricolore se tenant aux côtés de l’huissier et d’une compagnie de CRS. Un tir de sommation est fait. Une annonce au microphone peine à se faire entendre dans le vacarme des coups de béliers et des scies circulaires contre la tôle des clôtures. Pendant une trentaine de secondes, quelques projectiles volent au dessus des barricades et des clôtures, la destruction du portail et de la barricade ne s’interrompt pas. Plusieurs compagnies de gendarmes pénètrent l’enceinte de l’occupation depuis la « Vigie Sud » et forment un cordon tout autour du périmètre de la ZAD : « on a compté une trentaine de camions, sûrement plus. ». Pendant ce temps, les occupant.es se réunissent, s’asseyent et forment une chaîne humaine pacifiste en attendant l’intervention des forces de l’ordre. Deux occupant.es montent sur les toits de cabanes. A la clameur des ordres criés par les gradés de la gendarmerie se mêlent les chants des occupant.es : « Allez les gars, combien on vous paye, combien on vous paye pour faire ça ?  », en même temps que le cordon se resserre et le contact se fait inéluctable : « Gardien de la paix es-tu sûr que c’est bien elle que tu gardes ? Derrière ton bouclier ouvre grands tes yeux et regarde. Ce sont tes enfants et tes sœurs sur les barricades. C’est ton sang qui coule à chaque fois qu’on abat un arbre. ».


Cordon des forces de l’ordre se tenant à la place de la clôture et des barricades détruites à la scie circulaire et au bélier, expulsion des occupant.es, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

« Mais c’est nous qui l’habitons la zone »

Après avoir fouillé la plupart des cabanes et mis leur bottes dans la paille des toilettes en mixité-choisie, les gendarmes se dirigent vers le groupe d’occupant.es assis.es, liés par leur bras et leurs coudes entremêlés. Les premiers échanges concernent le chien, « Mabrouk », les gendarmes autorisent un occupant à aller le chercher, accompagné de plusieurs gendarmes. Un gradé de la gendarmerie prend la parole : « Ce qu’il va se passer, c’est qu’on va vous pousser par là, après vous faites ce que vous avez à faire, moi je vous explique. On va vous pousser par la sortie, mais là vous allez sortir de la zone habitée. ». Avant que les gendarmes ne se mettent à agripper, tirer et traîner au sol par leur membres brutalement les occupant.es, l’un répond au gendarme : « Mais c’est nous qui l’habitons, la zone. ».


A-musée lors de l’expulsion de la ZAD du Triangle, Gonesse, 23 février 2021

Vers 8h30, Les occupant.es défilent d’une première nasse dans l’enceinte de la ZAD à une seconde à l’entrée des lieux où se trouvaient quelques minutes plus tôt portail et barricade. La mise en scène des retraits de casques et de la désescalade d’une violence disproportionnée du côté des gendarmes s’est confrontée à une attitude moqueuse et à l’utilisation de téléphones mobiles pour des prises d’images des interpellé.es nassé.es par plusieurs policier.es, parfois en tenue semi-civile.


Une policière en tenue civile utilise son téléphone pour capturer des images de l’opération d’expulsion de la ZAD, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021


Expulsion de la « ZAD du Triangle », Mabrouk le chien, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

La clientèle habituelle

La totalité des 25 personnes présentes sur le site de la ZAD du Triangle le matin du 23 février 2021 seront mises en garde-à-vue au commissariat de Cergy avec une notification mentionnant l’article 222-14-2 attroupement même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ») et l’article 322-4-1. Au terme de la garde-à-vue, seul le second chef d’accusation sera retenu et justifiera une convocation face à des substituts du procureur auprès de maisons de La Justice et du droit à Villiers-le-Bel, Cergy Saint Christophe ou Argenteuil.


Expulsion de l’occupation, forces de l’ordre, Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

L’arrivée et le déroulement de la garde-à-vue au commissariat de Cergy des interpellé.es de la ZAD du Triangle ont su traduire un certain rapport ambigu des autorités aux « zadistes ». Dans la cellule des hommes, 15m2 et 4 litres d’eau ont dû se partager pendant plus de 9h pour 13 personnes et certains serflex étaient serrés excessivement pour un trajet d’une quarantaine de minutes en car de police de Gonesse à Cergy. Pourtant, à l’intérieur des cellules comme dans les bureaux où se déroulaient les auditions, chaque plaisanterie, chaque dialogue cordial et la politesse relative des policiers s’exprimaient avec transparence : « Bah vous n’êtes pas la clientèle habituelle, on sait que depuis dimanche que vous alliez venir ici hein. Notre but c’est que vous dégagiez au plus vite. ». Bien qu’en considérant la relativité de la représentativité de l’occupation de la ZAD du Triangle par le groupe d’interpellé.es en terme de mixité raciale comme d’expériences et affinités militantes, la nature privilégiée des traitements des forces de l’ordre à l’égards de ces dernier.es n’est pas en doute. A l’arrivée sur le parking du commissariat, rangé.es en ligne et en binômes, derrière des fenêtres au premier étage comme quelques mètres plus loin du rang, des policiers peuvent se voir utiliser leur téléphone, apparemment pour filmer ou prendre en photo les interpellé.es de la ZAD du Triangle. La « clientèle habituelle », quant à elle se faisait entendre par ses cris à travers les cellules : « Ca fait depuis 2 jours que j’attends mon audition, je sais même pas pourquoi je suis là ! Est-ce que quelqu’un m’entend au moins ? ».

Pendant l’expulsion, deux occupant.es ont su trouver refuge sur le parking voisin de la ZAD du Triangle. « S’il faut dire quelque chose à quelqu’un qui connaît pas les gens du voyage et qui a peur, c’est qu’il faut venir voir et vivre un peu quelques jours avec nous. » a pu dire Daniel lors de ma rencontre avec lui. De la même manière, chez les gens du voyage comme chez les occupant.es de la ZAD du Triangle, s’est manifesté le rejet catégorique d’une écologie ménagère culpabilisante et déresponsabilisant les grands groupes de construction et les systèmes destructeurs du vivant.

Au-delà d’une convergence écologique et idéologique, une certaine diversité des modalités de luttes et d’existences s’est mise en place en résistance aux dominations institutionnelles capitalistes sur la double occupation du Triangle de Gonesse. Ces ruptures culturelles comme sociales entre occupant.es de la ZAD et du parking de l’hôtel ont pu se traduire par les spécificités des processus de rejet de cell.eux-ci. Les différences en termes de modes de répression dans la ZAD comme chez les gens du voyage en sont un exemple. Le dimanche 24 février, depuis la ZAD de Notre Dame des Landes, se signait l’appel du collectif autonome et informel «  Les soulèvements de la Terre » appelant à la réappropriation des terres et « le blocage des industries qui les dévorent ». Parmi les signataires se trouve le Collectif pour le Triangle de Gonesse. La première ZAD d’Ile-de-France a su revendiquer la défense des intérêts écologiques d’une localité en lutte pour l’autosuffisance alimentaire et la manifestation de plus d’une dizaine d’années de lutte sur Gonesse. Durant 13 jours, la lutte de la ZAD du Triangle s’est faite l’expérimentation concrète d’une coexistence des modalités de luttes et de communautés autogérées, contre l’autoritarisme et la répression. Aujourd’hui, Daniel cherche à acheter des terres agricoles pour les cultiver dans la région du Triangle de Gonesse.


Expulsion, forces de l’ordre, tag « Venez nous chercher », Gonesse, « ZAD du Triangle », 23 février 2021

Notes:
[1] ORIE (Observatoire régional de l’immobilier d’entreprise).
[2] Article délictualisant: «Le fait de s’installer en réunion, en vue d’y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant soit à une commune qui s’est conformée aux obligations lui incombant en vertu du schéma départemental prévu à l’article 1er de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage ou qui n’est pas inscrite à ce schéma, soit à tout autre propriétaire autre qu’une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d’usage du terrain.»
Cf. legifrance.gouv.fr.

[Publié le 22 avril 2021 sur Paris-Luttes.info.]