Le collectif Mauvaise Troupe se lance dans une nouvelle série intitulée « Territoire en bataille ». Voici un extrait du premier volet, consacré à Errekaleor, le plus grand squat du Pays basque.
Le 20 avril dernier à Gasteiz, la zad se jumelait avec le quartier squatté d’Errekaleor. Les opérations policières en cours à Notre-Dame-des-Landes n’ont pas mis un coup d’arrêt, bien au contraire, aux liens et aux solidarités internationales qui se tissent depuis la zone. Nous avions rencontré les habitants de ce quartier à l’occasion de brigades qui régulièrement débarquent du Pays basque pour nous prêter main-forte dans le bocage. Ces brigades, dont le nom porte encore les traces d’un internationalisme du temps passé, ont, ces derniers mois, largement participé à l’édification des deux hangars de l’Ambazada près du carrefour de la Saulce. Elles souhaitaient qu’à cet endroit puisse s’enrichir et s’intensifier le dialogue entre les contrées insoumises du monde entier, que la zad se dote d’un lieu d’où puisse se reposer la question des solidarités à l’échelle mondiale. À la fin de l’été, du 27 août au 2 septembre 2018, s’y tiendront des rencontres internationales où différentes luttes tenteront de tracer des lignes communes depuis leurs espaces respectifs. C’est dans la perspective de ces retrouvailles que nous vous proposons cette nouvelle collection de brochures intitulée « Territoires en bataille ». Elles partiront à la recherche de l’art et de la manière d’interrompre le cours normal des choses, en quête des mille façons de faire entrer un bout de terre en sécession, de l’instant où les existences bifurquent et sortent des catégories établies ou encore des manières de s’organiser favorisant l’obtention de victoires. Chaque texte aura sa dynamique et son rythme propres, car c’est bien moins d’une « convergence des luttes » dont nous avons besoin – qui suppose que celles-ci prennent une même direction pour se rejoindre en un point mystérieux – que de liens profonds et spécifiques entre chaque territoire.
Le plus grand squat du pays basque se tait, ce soir. Dans les allées, personne ne traîne. Il faut suivre l’unique point lumineux pour trouver ses habitants, attablés en silence devant un homme et une femme debout sur une estrade. Toute l’attention de ces 200 personnes est tendue vers eux, aucune fourchette n’ose encore piquer les assiettes. Elle ferme les yeux, plonge au plus profond de sa langue, puis commence. Les strophes s’enchaînent au fil d’une mélodie sans fioritures. Un premier vers de dix pieds, l’autre de huit, la métrique est aussi complexe qu’impeccable. Le rythme, d’abord traînant, s’accélère, entièrement au service de la chute. Encore quelques rimes et voilà qu’elle surgit, époustouflante, au milieu des vivats et des applaudissements. L’homme se met à son tour à chanter, lui répond, elle sourit déjà. Puis les éclats de rire se répandent. La concentration extrême se mêle à l’humour, le sérieux aux blagues bien senties.
Ce n’est pas le premier Bertso saio qui se déroule à Errekaleor. On peut même dire que l’improvisation chantée est une tradition solidement ancrée dans ce quartier occupé de Gasteiz. Et ce soir, il accueille les meilleurs : Amet et Maialen sont détenteurs de la Txapela, titre consacrant pour quatre ans le meilleur Bertsolari. La finale se déroule face à 15.000 spectateurs, il faut réserver sa place plusieurs mois à l’avance pour s’asseoir parmi eux. Il va donc de soi que les vainqueurs deviennent des célébrités dans tout le pays. On connaît leurs vies, leurs amours, leurs faiblesses. Pourtant ils sont là, ce soir, dans un squat, dans le froid, sans façons, offrant à tous, deux heures durant, les jeux de mots les plus fins. Ils y sont chez eux, comme en tout lieu de la communauté euskaldun. Maddi, une habitante du quartier, elle aussi bertsolari à ses heures, dévoile au fur et à mesure les thèmes des improvisations : « Carles Puigdemont est enfermé avec un prisonnier d’ETA. » Jamais déstabilisés, ils construisent leurs histoires et leur rhétorique mot après mot. Une rime piquante vient comparer les menus des prisonniers avec le seitan servi ce soir-là au banquet. « Tu habites Errekaleor et un matin, mal réveillé sur tes toilettes, tu actionnes machinalement l’interrupteur de la lumière ». La création s’ancre dans la réalité des lieux, dans les murs de briques, elle fait ressurgir ce jour de mai dernier où les flics sont venus en nombre couper l’électricité. Les bertsos narrent les manifestations de défense du quartier, pour finir par l’évocation de la somme, rondelette, obtenue lors du dernier crowd-funding. En effet, pour riposter à la municipalité qui les a « débranchés », les habitants d’Errekaleor viennent de recevoir plus de 100.000 euros de dons, dans le but d’acheter une grande quantité de panneaux solaires. L’événement de ce soir a été organisé en vue d’y convier, pour les remercier, les donateurs qui ont participé à cette levée de fonds.
Un quartier hors de la ville
La soirée se déroule, comme la plupart des activités depuis la coupure de courant, dans le gaztetxe. Il n’est éclairé ce soir que par le truchement de l’unique groupe électrogène du quartier, offert par une ikastola1 de Donosti. La salle commune trône sur la place centrale, avec ses vitraux colorés et son plafond voûté. La croix qui surmonte son faîte est encore là pour rappeler sa vocation initiale. La coopérative « Un mundo mejor » (un monde meilleur), d’obédience catholique, jugea en effet bon de construire l’église en même temps que le quartier, en 1959. Elle ambitionnait de loger dans la décence et le calme les ouvriers venus de toute l’Espagne travailler dans les forges et les laminoirs de Gasteiz, et qui jusque-là s’entassaient dans d’immenses bidonvilles. Les logements seraient loin de la ville, au milieu des champs, en bordure de l’Errekaleor, « rivière à sec » en basque. Au bout d’une unique route, seize barres d’immeuble de deux étages, divisées en deux blocs de six appartements, sortirent de terre. 1.200 ouvriers vinrent s’y entasser, la plupart devenant propriétaires suite à la faillite de la coopérative.
Les arbres ont l’âge des bâtiments, et dès que l’on s’éloigne un peu, ils camouflent de leurs ramures l’intégralité des constructions. Errekaleor se situe sur la « ceinture verte » dont s’enorgueillit la ville, en brandissant depuis 2012 le prix de l’Union européenne qu’elle lui a valu.
Mais force reste à la spéculation et depuis, les buildings envahissent sans vergogne les champs de la périphérie sud. Car Gasteiz est un centre administratif où sont concentrés le parlement et le gouvernement autonome ainsi que la principale université du Pays basque sud. Aujourd’hui, tours de verre et immeubles flambant neufs ne sont plus qu’à quelques centaines de mètres du quartier.
Un quartier dans la ville
En prévision de cette expansion immobilière, la municipalité s’est employée dès les années 1980 à préparer la démolition du vieux quartier ouvrier en le vidant de ses habitants. Les propositions de rachat sont allées de pair avec les diminutions de services. Alors que les bus se faisaient de plus en plus rares, que les activités du centre social disparaissaient et que les poubelles n’étaient plus guère ramassées, l’équipe municipale communiquait sans relâche sur la dangerosité de cette zone des confins. Tant et si bien que même les livreurs de pizzas finirent par ne plus vouloir s’y rendre.
La résistance des habitants qui exigeaient d’être relogés à l’identique s’érodera au fil des années et dès le début du siècle, la multiplication des appartements abandonnés bouclera le cercle vicieux des villes fantômes. La fin de l’histoire semblait déjà écrite lorsque, le 3 septembre 2013, alors qu’il ne restait plus que 26 propriétaires, l’un d’eux, résolu à partir, donna les clefs de son appartement aux premiers squatteurs…
La suite de « Errekaleor, le plus grand squat du Pays basque » se trouve dans la version PDF téléchargeable ici et sur le site de la Mauvaise Troupe.