Marseille. Son Olympique, son pastis, ses grandes gueules, sa Bonne Mère et… ses expulsions. Loin des clichés sur la douce vie marseillaise que la mairie tente de vendre aux touristes en goguette, un nombre croissant de personnes sont condamnés à la rue alors que les logements vides ne manquent pas. Un état d’urgence sociale auquel tentent de répondre quelques associations, regroupées dans le collectif Délinquants Solidaires.
« Je vous emmerde ! Allez tous vous faire foutre ! Je suis malade moi ! J’ai besoin d’un toit ! Connards ! »
Il hurle tout ce qu’il peut, G., ulcéré de colère, au bord de l’explosion. Cheveux hirsutes, yeux roulant comme des billes, il voudrait en venir aux mains avec ceux qui le condamnent à la rue : les policiers chargés de l’expulser de son nouveau foyer. Pour éviter l’escalade, il faut s’interposer, l’éloigner fissa. Parce que oui, G. ne ment pas : il est vraiment malade, sujet à de violents accès de délire psychotique. N’empêche que cette fois, il a raison, éructe dans le bon sens, hurlant tout haut ce que tout le monde pense en sourdine, expulsés comme soutiens : ce moment est honteux.
Derrière G., une file de personnes quittent sans heurts le 39, boulevard Blancarde, grand bâtiment inoccupé depuis trois ans, dans le IVe arrondissement de Marseille. Escortés par les flics, ils traversent la pelouse munis de quelques bagages, passent sous la grande banderole Médecins du Monde et rejoignent le portail d’un air penaud. Des familles, pour la plupart, abonnées aux plans galères, qui n’ont même plus la force de protester. Une fois dehors, tout le monde s’assoit sur le trottoir, regard vide.
Parmi eux, il y a Y., le patriarche roumain qui ne pipe pas un mot de français mais est toujours prêt à t’inviter pour un café en langue des signes. Il y a L., même pas 10 piges, en pleurs, elle qui était tellement ravie de découvrir la terrasse du lieu qu’elle en babillait d’aise sur les épaules de son père. Il y a ce jeune couple mignon aux faux airs d’adolescents qui avait pris une option sur une chambre, pas la plus grande mais la plus jolie. Il y a l’aîné F. et sa chienne K., son ancre quadrupède, si vieille qu’elle donne l’impression d’avoir tout vu tout connu. Une litanie de destins tortueux : Français, Roms, Roumains, SDF, tous mélangés, avec pour seul point commun cette quête impérative d’un toit. Et parmi eux, une poignée de militants et associatifs, qui ressortent en suant les meubles qu’Emmaüs avait gracieusement offert pour l’emménagement. Tout ce petit monde tire la tronche, à juste titre.
Les policiers entrés à l’intérieur pressent les retardataires. Ceux qui sont stationnés au portail les regardent passer – la plupart semblent s’en foutre, d’autres ont l’air gênés. Ils sont venus en force, huit camions. Et leur prolifération a quelque chose d’absurde au regard de la situation : ce ne sont pas des squatteurs combatifs qu’ils expulsent, juste des familles et une poignée de soutiens. Tout ça sous l’œil des caméras et de journalistes, au grand jour. Il fallait sans doute faire exemple, ne pas laisser passer cette tentative de relogement. D’où la rapidité de l’expulsion : même pas deux heures après l’entrée des familles, les voici mises à la porte avec pertes et fracas.
Une vision violente, à tel point que des voisins venus en badauds prennent vite position pour les occupants : « Mais pourquoi ils vous virent ? C’est une honte ! Ce bâtiment est vide depuis trois ans ! »
Côté force de l’ordre, par contre, l’empathie n’est pas de mise. « Ça ne vous fait rien, de voir des enfants à la rue ? », demande un soutien à un policier. Réponse de l’intéressé : « Honnêtement ? Non. Rien. » La messe est dite.
Délinquants solidaires vs. préfecture arbitraire
Derrière l’action d’occupation menée ce vendredi 7 juillet, il y a de nombreuses associations regroupées sous la houlette d’un collectif : Délinquants Solidaires. Parmi elles : Médecins du monde, la Fondation Abbé Pierre, la Cimade, Emmaüs, etc. De grosses structures, qui pèsent dans ce petit monde. Constatant la situation d’urgence sociale à Marseille (entre 12 000 et 15 000 personnes à la rue, système d’hébergement et 115 complètement dépassés, hausse du nombre de migrants mineurs isolés, familles séparées dès lors qu’elles sont prises en charge, etc.), elles ont décidé de passer à l’offensive, ciblant des bâtiments inoccupés pour y loger des familles et mettre les pouvoirs publics devant le fait accompli. Le terme utilisé : « réquisition citoyenne ». Une façon de ne pas se réclamer du « squat », qui se rattache à un univers politique plus radical. Il faut dire que si la méthode d’ouverture est la même, la suite est différente : le but est de négocier un loyer avec la mairie pour entrer dans la légalité.
« Face à l’urgence et à l’inertie de l’état, on a décidé d’expérimenter de nouvelles formes d’action, fondées sur l’idée de réquisitions négociées », résume Jean-Régis Rooijackers, de Médecins du Monde, très impliqué dans la démarche. « On a écrit un manifeste en ce sens qui a été signé par des fondations, associations et fédérations engagées. C’est une grande avancée : des gens pas forcément radicaux politiquement se positionnent sur de nouveaux types d’actions, se montrent prêts à avancer différemment. Avec cette conviction : c’est l’État qui est délinquant, pas nous. »
Leur constat ? Il y a chaque jour davantage urgence à trouver des solutions. Alors que la situation sociale à Marseille est déjà déplorable en soi et que les travailleurs sociaux sont au bord de l’asphyxie, les expulsions s’enchaînent ces derniers temps. Le 6 juillet dernier, 250 Roms étaient ainsi jetés hors de leur lieu de vie, boulevard Magallon, dans le XVe arrondissement de Marseille. Un cas emblématique par le nombre de personnes concernées, mais pas isolé. Pour parfait symbole, ce petit bâtiment situé dans le quartier des Réformés et occupé depuis deux ans par une petite association, le Marabout du 46. Y sont logées des personnes en situation d’urgence sociale, dont certaines ont des troubles psychiatriques aigus (1). Or la préfecture l’a promis : le lieu sera expulsé prochainement. Et puisque le bâtiment du 39, Boulevard Blancarde n’a pu être réquisitionné, la vingtaine de personnes qui y habitent semblent condamnées à la rue (2). Des dommages collatéraux qui se multiplient dans l’indifférence générale, hors travailleurs sociaux et militants partisans du squat. Lesquels font parfois alliance pour contrer l’immobilisme ambiant.
Derrière une occupation comme que celle du 39, boulevard Blancarde, il y a tout un travail caché, la partie immergée de l’iceberg. Il faut repérer des bâtiments, chercher à qui ils appartiennent, trouver comment y entrer sans effraction, puis s’y cacher pendant 48 heures pour respecter le délai de flagrance (3). Pas facile. Cela fait ainsi plusieurs mois qu’une petite équipe, non rattachée aux associations, mais soutenant la démarche, cherche le lieu idéal, s’échine à trouver un bâtiment public permettant de fédérer une action située aux marges de la légalité. Des pirates derrière les « officiels ».
Une première tentative d’occupation d’un immense bâtiment situé dans le VIIIe arrondissement marseillais – le fief du Gaudin – a débouché sur un fiasco avant l’entrée des familles, les flics défonçant la porte principale à coups de béliers avant de rouer de coups les deux « dangereux » squatteurs pacifiques et de les traîner au poste (4). D’autres tentatives ont échoué dans l’œuf, généralement pour cause de difficultés logistiques. Mais cette fois, tout semble parfait (5). Entrés discrètement, les occupants ont passé 48 heures à l’intérieur, tuant le temps dans les locaux vides, ornant les murs de messages inspirés tels que « Un toit pour tous, tous pour un toit », préparant l’arrivée des familles tout en s’appliquant à rester discrets. Et puis, au dernier moment, à 9 heures du matin, cette dernière tâche si plaisante : ouvrir le portail et accueillir les arrivants et leur marmaille. Enfin, les yeux cernés de fatigue, se congratuler : mission accomplie.
Car cela semblait évident : avec le soutien des associations, l’installation des familles avec enfants en bas âge et la présence des médias, jamais la préfecture de police n’oserait donner la consigne d’expulser.
Sauf que non.
L’ordre a tranché : dehors les indésirables.
Dans son luxueux bureau orné des ors de la République, le tout juste nommé préfet de police des Bouches du Rhônes, Olivier de Mazières, doit se féliciter du message fort adressé, se dire qu’il a bien géré la situation, que ses patibulaires troupes ont bien fait le travail, chapeau les gars.
Sans doute qu’il n’est pas seul. Que toute une hiérarchie se congratule à l’idée que l’ordre règne, de même qu’elle se targue depuis des mois d’expulser tous les lieux ouverts pour accueillir les migrants. Une bureaucratie droite dans ses bottes, condamnant sans sourciller des êtres humains à la misère.
Alors oui, c’est bien G. qui a raison, lui qui ce jeudi invective les policiers de toute sa rage débordante.
En attendant, tandis qu’il s’éloigne dans un barouf furibard, les familles restent assises sur le trottoir, au soleil, les jambes coupées. Il faut repartir. Mais où ?
Notes:
1. Pour en savoir plus sur le lieu, voir l’article publié par l’auteur en novembre 2016 dans le mensuel de critique sociale CQFD ; « Marseille : Occupy la psychiatrie »
2. Suite à la mobilisation décrite dans cet article, la Préfecture semble avoir mis de l’eau dans son vin concernant ce bâtiment. A suivre.
3. Jusque récemment, le fait de prouver qu’un bâtiment était occupé depuis au moins 48 heures permettait d’éviter une expulsion rapide. Ces derniers temps, cette règle juridique n’est plus respectée.
4. Pour sanction, un simple rappel à la loi. L’action est racontée par le détail dans le numéro 153 de CQFD (avril 2017), en un article intitulé « Veni, vidi, quasi vici ».
5. À ce détail près que le bâtiment appartenait en fait à une association pour la formation médicale et pas à l’État.
[Émilien Bernard, Jef Klak, publié le 12 juillet 2017.]
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