Bordeaux: Squatter 2025. Des réflexions sur le squat et sur les perspectives possibles

Je suis un squatteur de la métropole bordelaise, parmi d’autres squatteurs et squatteuses ; on dit squatteureuses. Je ne représente pas plus mon groupe que mon groupe ne représente les squats. Le « nous » met en avant une certaine approche collective située, mais pas un consensus général. N’en déplaise aux médias de masse, on trouve au sein des squats une telle diversité qu’il est à peu près impossible d’en brosser un portrait qui puisse prétendre être représentatif de l’ensemble. Maintenant que c’est dit, ça ne doit pas nous empêcher de causer.

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Nous occupons des bâtiments vides, laissés à l’abandon, auxquels nous redonnons une vie qui est la somme des nôtres, et des usages qui sont ceux que nous lui inventons. Nous faisons ça sans payer de loyer, tranquilles, sans pression. On repère, on entre, on s’installe. Nous investissons une marge un peu spéciale du marché de l’immobilier, en nous servant dans les futures ruines, les délaissés urbains, les rebus du parc locatif. C’est de la récup’ : la ville est une poubelle dans laquelle nous piochons nos maisons.

Nous squattons préférentiellement des bâtiments publics ou appartenant à de gros promoteurs, qui ne font l’objet d’aucun projet et qui restent là à moisir, en attendant le déluge ou une destruction arbitraire vouée à laisser un terrain vague. Qu’on se comprenne bien : nous aimons aussi les terrains vagues, qui sont des marges à explorer, à investir de nos pratiques ou à laisser s’ensauvager. Mais nous préférons habiter entre des murs, à l’abri du vent, de la pluie et de l’obligation de payer un loyer à des dominants qui s’engraissent. Par chance, la moindre ville regorge de logements vacants, et nous sommes convaincus de la légitimité de tout un chacun à les peupler et les faire vivre sans forcément passer par les voies socialement admises.

Soit dit en passant : nous ne squattons pas les domiciles d’autrui. Vous ne risquez pas de nous trouver dans votre salon en revenant de la boulangerie, quoi qu’en disent les clébards médiatiques de l’empire Bolloré et les aveugles volontaires qui les suivent avec complaisance. Personne n’habite dans les maisons au moment où nous y élisons domicile ; nous ne mettons donc personne à la rue. Au contraire, par notre action, nous permettons à de nombreuses personnes d’avoir accès à un logement quand toutes les espérances légales ont été une à une brisées. Nous pratiquons le VRAI logement social, celui qui ne discrimine pas, qui se contrefout joyeusement des revenus et des nationalités, qui ne réclame aucune contrepartie si ce n’est celle de l’entraide et de l’apprentissage d’une autonomie collective. Celui, aussi, qui ouvre des brèches dans la morosité urbaine, qui libère du temps et de l’espace pour penser et agir autrement, pour combattre le présent et construire de nouvelles perspectives. Le squat permet ainsi de répondre à la fois aux nécessités immédiates de la galère et aux volontés politiques de bouleverser l’existant. Il nourrit les révoltes comme les estomacs, abrite les corps autant que les rêves, accueille les visiteurs aussi bien que les initiatives individuelles.

C’est joli, hein, sur le papier ?

Mais on ne vit pas sur du papier. Dans la réalité, squatter peut être difficile. La précarité de l’habitat pèse sur de nombreuses projections à moyen ou long terme, et parfois le quotidien a cette lourdeur qui vous plombe. Les perspectives révolutionnaires même les plus sincères et rageuses ne sont pas toujours à l’épreuve des marasmes ambiants qui peuvent saisir les milieux affinitaires. La merde générale du monde, la répression, l’entre-soi parfois sclérosant, les troubles personnels divers et l’instabilité qu’ils suscitent, l’inertie politique d’une grande ville bourgeoise où, malgré quelques sursauts, pas grand-chose de fou ne se passe, tout ça fait un travail de sape par lequel on se laisse vite bouffer si l’on n’y prend pas garde. Ce n’est pas rien de vivre en cherchant à secouer les choses tout en essayant de ne pas se perdre.

Se perdre, c’est ce qui nous guette à chaque instant. Que l’on soit un rêveur qui rompt avec ce monde ou une galérienne que ce monde veut tuer et qui s’acharne à vivre, qu’on ait choisi ou pas d’être là, les raisons de flancher et les moyens d’y parvenir ne cessent de se multiplier. Il y a de ces moments de merde où la question n’est pas seulement pourquoi, mais comment rester là, comment se maintenir, comment s’intensifier, quoi foutre en fin de compte de notre vitalité possible que tout un tas de choses tendent à étouffer. Il faut s’accrocher dur et s’accrocher ensemble pour espérer trouver les ressources qui nous permettent d’être encore là. Ça ne réussit pas toujours. Foirer sa vie, foirer ses plans, perdre des amis et des illusions, peut facilement venir à bout des projections les plus intenses, et il faut des trésors d’énergie pour ne pas disparaître, encore plus pour viser plus loin.

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Comment faire en sorte que ça vive, que ça respire et que ça lutte, que le squat puisse encore représenter une forme de rupture porteuse de plein de possibles, quelle que soit la façon de squatter ?

Parfois les squatteureuses essayent avec acharnement d’ouvrir, et se font virer à répétition. Un arsenal de lois qui se présentent comme « anti-squat » s’assure que nos pratiques soient toujours plus durement sanctionnées, aidé par le concert d’aboiements indignés des clébards médiatiques qui se chargent bien aimablement de façonner l’opinion publique pour la rendre horrifiée du squat à grand renfort de manipulation de masse, de dénonciation sélective et de déformation de réalité. La récente loi Kasbarian-Bergé a bien enfoncé le clou de la criminalisation, réussissant même l’exploit de niquer tous les pauvres (de gauche comme de droite) tout en étant plébiscitée par une bonne part d’entre eux (ceux de droite). Ouvrir un squat et le garder devient de plus en plus difficile, et les répercussions tendent à glisser vers le pénal, promettant des sanctions plus lourdes et une répression plus intense. Peut-on espérer se projeter sans la moindre stabilité de logement, être efficace et intensifier nos leviers de lutte en étant constamment menacé d’expulsion, puis expulsé ? Est-on capable de supporter que son propre lieu de vie, son espace d’intimité (lorsqu’on a la chance d’en avoir) soient aussi une zone de rupture qu’il faudra éventuellement défendre judiciairement et/ou physiquement, avec la certitude de perdre ou la seule espérance d’un peu de délai supplémentaire ?

Parfois aussi, les squats d’habitation qui durent plus longtemps peuvent tomber dans le piège d’une certaine stagnation. Le logement perdure, mais la forme de lutte qu’il incarne passe peu à peu au second plan, derrière les aléas et les fonctionnements routiniers de la vie quotidienne, parfois aussi derrière des drames qui pompent toute énergie. Au fil des semaines et des mois, son ouverture sur l’extérieur est de moins en moins évidente. Lui qui se veut une maison franche, un espace de vie, de rencontre, d’expérimentation et de résistance libéré du contrôle et des normes, glisse vers une forme de colocation alternative, volontiers enthousiasmante, mais où la subversion n’est plus forcément à l’ordre du jour permanent. Il n’y a évidemment pas à se plaindre de pouvoir garder son logement le plus longtemps possible, et il serait illusoire et naïf de penser qu’on peut faire la révolution à chaque minute de l’existence. Ces lieux de vie restent des espaces hors des normes et libérés de beaucoup de contraintes, où plein de belles choses peuvent s’expérimenter. Mais, que l’on se retrouve là par choix ou par nécessité, cette façon d’habiter en marge de la légalité pose nécessairement tôt ou tard la question de la confrontation avec le pouvoir et la loi, les moyens qu’on se donne pour y faire face, et les ambitions de chacun.e quant à cette pratique.

Squat d’habitation et squat politique ne sont pas voués à systématiquement se distinguer l’un de l’autre. Squatter est politique de fait, puisque c’est un acte concret par lequel les pauvres, les marginaux et les rebelles peuvent directement prendre en main leurs propres conditions matérielles d’existence sans attendre que quelque institution ou loi leur accorde gracieusement le droit de vivre. Que la volonté principale de départ soit celle d’avoir un toit pour soi et sa famille, d’habiter en lutte ou d’ouvrir un lieu autogéré d’évènements et d’organisation collective (ou tout ça en même temps), les squatteureuses ne peuvent pas se permettre d’exister en vase clos, dans une marge fermée à l’extérieur, car tout se charge de plus en plus de faire disparaître ce qui agit contre l’ordre sordide des choses, et que nous avons besoin de forces.

Parler de squat, ouvrir des squats, tenir des squats, rencontrer les squats, faire venir des gens dans les squats, organiser des évènements dans les squats. Soutenir les ouvertures, les expulsions, créer des canaux de diffusion d’information. Rester une force active autonome tout en nourrissant les liens multiples qui peuvent nous renforcer et nous aider à utiliser les arguments de la loi contre la loi elle-même, à instaurer un rapport de force pour faire durer les lieux. S’ouvrir au voisinage sans pour autant lui rendre de comptes, donner corps aux soutiens locaux, défendre les lieux, devant les médias, devant les tribunaux, puis devant portes et fenêtres quand les flics viennent expulser. Tout ça participe d’une culture du squat qui va au-delà des squatteureuses, et qui résulte justement de leur capacité à s’ouvrir sur l’extérieur, à ne pas se scléroser dans un entre-soi politiquement stérile, à faire vivre les squats comme des espaces de résistance en actes.

Quand ça marche, ça peut faire de la dynamite. Dans la métropole bordelaise, ces dernières années, la Zone Libre, la Zone du Dehors, L’Éclaircie, le Sherby, l’Oasis, Laokah, l’Ascenseur, le Kabako, le Gecko, Le Shaïra, le Squid, le Faubourg, et d’autres encore, ont su poser à leur manière leur empreinte sur les luttes sociales et sur la question gênante du mal-logement que les institutions et les pouvoirs publics cachent si souvent sous le tapis. Plus récemment, la Toile s’est donné l’objectif d’un centre social autogéré qui entrecroiserait les pratiques et réflexions militantes et l’apport culturel d’un lieu d’autogestion qui s’ouvrirait sur le quartier, sans vraiment parvenir à réaliser toutes ses ambitions avant son expulsion en octobre 2024. Faute peut-être d’un plan de départ vraiment clair et d’assez de communication, la Toile n’a pas tissé de réseau entre différents milieux à la hauteur des folles espérances de départ. Restent malgré tout les nombreux liens forts et durables qui s’y sont noué, l’accueil à bras ouvert de dizaines de personnes qui y ont trouvé plus qu’un toit, les choses qui ont marché (concerts réguliers, lieu de réunion de groupes militants, distributions alimentaires…), celles à repenser pour les améliorer (free-shop, permanences, ouverture au quartier, implication des gens, fonctionnement général…), et pour plusieurs d’entre nous, une bonne grosse envie de poursuivre la démarche et de remettre ça en tirant leçon de nos échecs pour faire mieux. Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort, comme disait l’autre.

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De tout le processus, ouvrir un squat est encore le plus simple. Comme dit plus haut : on repère, on entre, on s’installe. Il y a des dizaines de façons d’entrer dans une maison vide, et en plus c’est marrant, comme un puzzle grandeur nature. On travaille le regard, la souplesse, l’escalade, le déplacement nocturne, et plein d’autres petits talents qui peuvent s’avérer fort utiles. On se surprend à tomber face à des dispositifs d’anti-squat boiteux : une porte en métal mal fermée, des fenêtres pas verrouillées, des caméras qui n’ont plus de piles, des vigiles qui ne viennent pas… Parfois il n’y a même rien de tout ça. Parfois aussi, c’est plus galère, mais l’acharnement vient à bout du plus chiant des puzzles.

Le tenir, le faire vivre, le défendre, c’est plus compliqué. C’est là que s’éprouvent nos forces collectives et notre capacité concrète à faire face. Alors que la loi Kasbarian accentue la répression et vise à neutraliser la plupart de nos moyens de défense juridiques habituels, on nage en pleine eau trouble à chaque nouvelle procédure, ne sachant pas trop ce qui tombera entre une procédure classique ou une expulsion accélérée par la préfecture. Il faut chercher de nouvelles pistes, de nouvelles façons de se maintenir, de nouveaux arguments.

Il faut surtout affirmer nos ancrages dans les lieux où nous sommes, aiguiser nos perspectives, ne pas nous isoler, intensifier la lutte. Ouvrir, faire vivre et faire durer des bases matérielles d’auto-défense et d’entraide face à cette puanteur fasciste qui se généralise. Qu’ils n’arrivent plus à expulser tant les mobilisations seront grandes et déterminées. Que les squats se nourrissent, s’entraident et se renforcent, qu’ils soient de militants, de travailleurs précaires, de réfugiés sans-papiers ou de tout ça en même temps. Qu’ils n’aient plus en face d’eux des squatteureuses en marge, isolés dans leur identité, dans leur milieu sans appel d’air, mais tout un mouvement social qui incorpore le squat dans son panel d’action directe, non seulement contre la misère et le mal-logement, mais contre toutes formes d’oppression et d’exploitation, contre l’ordre établi et les pouvoirs constitués, pour des vies plurielles et sans dogme qu’ils ne pourront plus gouverner.

C’est joli, hein, sur le papier ?


Des squats à Bordeaux https://radar.squat.net/fr/groups/city/bordeaux/country/FR/squated/squat
Des squat expulsés à Bordeaux et alentours https://radar.squat.net/fr/groups/city/bordeaux/field_active/1/squated/evicted
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La Grappe, le 14 janvier 2025 https://lagrappe.info/?Squatter-2025-1127