Rio de Janeiro (Brésil) : récit de la première audience du procès des accusé.es de la Coupe du Monde

Le mardi 16 décembre 2014, les accusé.es de la Coupe du Monde sont passé.es en procès. C’était la première audience parmi les sept qui sont prévues. 21 des 23 personnes accusées étaient présentes. Les deux personnes qui n’ont pas participé à l’audience ont perdu récemment le droit d’être en liberté en attente du verdict, et sont aujourd’hui recherchées par la police. Parmi les 21 personnes qui se sont présentées au tribunal, 3 sont en prison actuellement. Ils sont arrivés avec des menottes et ont salué les autres avec les poings en l’air et en criant No Pasarán. Les dates du procès vont jusqu’à fin janvier.

Une des 23 accusé.es nous fait un récit de cette première audience du procès :

Ce que je ressens aujourd’hui, j’avoue, c’est de l’impuissance. De l’impuissance parce qu’une audience de 12 heures, seulement avec les plaidoiries des avocats de l’accusation, a montré que des déclarations explicitement non-respectueuses envers les avocats de la défense seront tolérées et même défendues par le juge, qui culpabilise la défense par son « manque d’objectivité ». L’emploi de l’expression « vous tenez un discours frivole » par un des témoins a été toléré. Le juge a affirmé qu’aucune des personnes présentes ne connaissait exactement la définition de ce mot, qui peut être interprété de plusieurs manières, alors il n’était pas question de lui donner un avertissement. De l’impuissance car à aucun moment l’État n’admet qu’un crime a été commis, mais il soutien que nous sommes, tout de même, des criminel.les car nous avions l’intention… Vive la « boule de cristal » des commissaires, des enquêteurs et de leurs indics. De l’impuissance parce que même s’il manque beaucoup d’éléments dans le dossier d’accusation, ces erreurs sont totalement déconsidérées. De l’impuissance car les témoins inventent des faux récits, sont en contradiction entre eux/elles, sont démenti.es par d’autres témoins, fondent leurs récits sur des histoires entendues par des personnes qui n’existent pas, mais malgré tout, il.les sont défendu.es par le magistrat. De l’impuissance car il.les ne considèrent pas le caractère POLITIQUE des manifestations, car il.les ne considèrent pas le caractère SOLIDAIRE entre les personnes, car au final, il.les vont nous juger et probablement nous condamner sans même se soucier de notre version de cette histoire.

Il.les ont expulsé nos familles du tribunal, en même temps qu’ils affirmaient que les grands médias avaient le droit de participer à l’audience alors que nous ne voulions pas signer le droit de l’utilisation de notre image. Il.les ont expulsé l’un des accusés car il avait rigolé. Il.les ont averti un autre accusé car il était « assis incorrectement » alors qu’il était minuit (le procès avait commencé à 13h). Nos poings en l’air en soutien aux prisonnier.es ont été considérés comme du désordre. Le juge a toléré qu’une des témoins de l’accusation regarde son portable, en disant que c’était de sa faute (au juge) car il avait mal éteint le téléphone au début de l’audience. Et parmi les arguments : la séduction était une des armes des femmes pour « corrompre les hommes à commettre des crimes ». A la fin, des compagnons ont pris le chemin de la maison d’arrêt avec des menottes. Crevés, tristes, mais sûrs de que beaucoup sont à leurs côtés. Un soutien entier à Caio, Fabio, Rafael[*] et Igor, les prisonniers politiques de la démocratie des « bravehearts »[**].

A la fin de cette longue journée, le corps crevé. Sans réussir à me détendre, je réfléchissais sur comment le modus operandi de l’ordre dépasse de manière identique, avec des mécanismes identiques, absolument toutes les institutions de l’État. L’école, le tribunal et la prison me semblaient les mêmes choses en couleurs, personnes et idées, et ça m’a beaucoup perturbée. Je me rendais compte à quel point essayer d’améliorer nos vies est un tâche difficile, qui sera toujours limitée par la répression de l’État, avec son arme la plus efficace, celle qui tue peu à peu : la législation bourgeoise. Et je me demandais à quel point la peur éloigne des personnes de la cohérence avec leurs propres revendications, et à quel point elle les éloigne de notre défense. Je me rendais compte à quel point la société du spectacle ignore des histoires et des vies, sans AUCUNE CULPABILITE ; jeter des gens aux lions de la taule, en laisser d’autres en marge, sur le bitume dur et chaud. Et à quel point se trompent ceux-celles qui pensent qu’il.les n’ont jamais été devant un tribunal. On est tou.tes jugé.es et exclu.es en permanence pour les crimes de la famine, des salaires de misère, du travail précarisé, de loyers chers, de notre couleur de peau, et du genre qu’on a choisi.

Oui, je suis fatiguée de cette « fatigue résistante ». Mais tout ce processus me montre de façon encore plus claire comment je ne peux plus espérer de la justice venant de ceux qui vivent de l’injustice. Et comment seul le peuple organisé est capable de faire face à son bourreau. Essayez de tuer nos corps, vous n’arriverez jamais à nous tuer ! C’est comme ça depuis toujours, et nous résistons depuis toujours. Bon courage compagnon.nes (parce qu’être un.e compagnon.ne n’est pas un crime) ! Notre lutte continue, pour nous, ou pour l’indignation de celle-celui qui souffre. Celle-celui qui est la majorité.

Notes des traductrices.eurs :
[*] Rafael Braga Vieira a été arrêté pendant les émeutes de 2013 à Rio de Janeiro. Il est la seule personne arrêtée pendant les révoltes de juin 2013 qui est encore en prison. Il a été condamné à 5 ans de prison ferme pour « port d’explosifs ». Il s’est fait arrêter pendant une manifestation avec des produits d’entretien dans son sac : deux bouteilles en plastique, une d’eau de javel et une de détergeant. Sa condamnation montre le caractère de classe et raciste du système judiciaire. Rafael est noir et SDF. A l’époque, il ramassait des canettes en aluminium dans les rues de Rio pour survivre.
[**] « Braveheart » (ou Cœur Vaillant en français) est une référence au film de Mel Gibson qui raconte de manière romancée la vie de William Wallace, héros et symbole de l’indépendance écossaise. La référence au film serait une métaphore de personnes qui luttent « seules », ayant seulement du courage et des « cœurs vaillants » face à tout un système.