Grenoble : Dans les médias, la mairie de Grenoble loge des SDF ! ou, L’histoire d’un enfumage médiatique

« Nous recenserons les mètres carrés de bureaux inutilisés et accompagnerons leur transformation en logements. Nous agirons sur le logement privé dégradé ou de mauvaise qualité. Si nécessaire, nous userons du droit de préemption, notamment pour ceux en mauvais état pour les transformer en logements conventionnés ou sociaux, après rénovation. Nous mobiliserons tous les outils juridiques notamment ceux que nous confère notre responsabilité en matière d’hygiène, pour lutter contre les marchands de sommeil. Nous recourrons à des baux d’occupation précaire pour des bâtiments inoccupés, notamment en contractualisant avec les demandeurs, ou encore pour des activités de courte durée. »
Engagement 74 du projet Grenoble une ville pour tous de la campagne électorale de l’équipe Piolle de 2014.

En l’espace de deux semaines entre les 11 et 22 décembre, de nombreux articles paraissaient dans les médias. France Bleu, Ouest-France, Rue89, Dauphiné Libéré, annoncent que « à Grenoble, la Ville propose gratuitement des logements vides aux SDF ». Tout semble si beau dans la capitale des Alpes… Plus de caméra, plus de publicité, et des logements gratuits pour les sans-abris. Cette fable médiatique tente de cacher la réalité du quotidien des Grenoblois·es : il y a toujours plus de caméras dans la ville, les publicités fleurissent à chaque installation d’un nouvel abribus, et le nombre de sans-logis ne cesse d’augmenter.

Depuis le 11 mars 2017, date à laquelle était organisée une « marche pour le droit au logement », pas une semaine ne s’est écoulée sans son lot d’expulsions, de gardes-à-vue arbitraires. Et avec l’arrivée de l’hiver, la répression n’a pas faibli dans l’agglo : coupures de fluide et non-respect de la trêve hivernale, vigiles protégeant des locaux vidés, confiscation de matériel de camping par la police, et bientôt chasse aux sans-papiers dans les centres d’hébergement d’urgence [1]… Malgré l’accumulation de ces dispositifs visant les plus pauvres et leurs façons de vivre, le mouvement sur le logement mobilise toujours plus. Des personnes continuent à s’organiser pour permettre à chacun·e de vivre décemment.

Pourtant il paraîtrait qu’il y a « entre Éric Piolle et les squats de Grenoble, des petits rapprochements discrets ».

M. le Maire remplirait-il ses engagements ?

Grenoble ville apaisée (dans les médias) !

Ces articles ne sortent pas à une semaine d’intervalle dans un laps de temps très court par hasard. Selon toute vraisemblance, il s’agit là d’une opération de communication engagée par l’équipe municipale. Depuis plusieurs mois à Grenoble des mouvements de lutte multiplient les initiatives (manifestations, occupations, rassemblements, soupes de mal-logé·e·s, campements, etc.) et mettent la pression sur la question du logement et de l’hébergement des plus démuni·e·s. Depuis l’arrivée de Bartłomiej Barcik [2] au cabinet du Maire, il y a environ un an, la mairie semble vouloir se débarrasser de « la patate chaude » du mal-logement par des manipulations douteuses.

La stratégie est simple : faire croire à son électorat que les engagements de campagne sont respectés, sans pour autant prendre des mesures significatives pour le logement. C’est une manière de se plier aux directives de l’État [3], que cette municipalité n’a ni le courage, ni l’envie de remettre en question.

Elle se permet de ne rien faire, ou si peu, en se cachant derrière une novlangue utilitariste tout en utilisant des éléments de langage comme « nous faisons plus que nos prérogatives », « nous finançons déjà le site du Rondeau », « nous avons fait notre part, à l’État et aux citoyens de faire là la leur », « nous voulons instaurer un rapport de force avec la préfecture »… En terme de rapport de force avec la préfecture, nous voyons mal comment des petits déjeuners entre MM. Éric Piolle et Lionel Beffre (le préfet de l’Isère) y contribuent.

Il est plus aisé d’y voir là l’organisation d’une politique conjointe et cohérente, plus efficace et rentable entre les instances préfectorales et la mairie de Grenoble. Cette connivence impacte également le discours municipal quand s’épanouissent les références racistes aux « appels d’air » et autres métaphores des flux, déshumanisantes, lorsqu’il s’agit de parler des personnes qui parcourent l’Europe à la recherche d’un lieu pour s’installer durablement.

En mettant sous les feux de la rampe la signature d’une seule convention avec des SDF, on laisse entendre que la mairie se préoccupe du sort des pauvres pour le plus grand plaisir des « anarchistes » qui voteront Piolle en 2024 [4]. Un véritable tapage médiatique relayé sur Facebook et Twitter, où l’on peut lire des acclamations de ce type :

« En novembre, la Ville de Grenoble a établi deux conventions avec des SDF pour qu’ils puissent occuper des maisons vides promises à la démolition. Cette petite révolution qui permet de pallier au problème de saturation des structures d’accueil en période de grand froid. Une démarche exemplaire pour les municipalités. » (source sur Facebook.)

Certes les faits ne sont pas erronés et deux maisons ont été conventionnées début décembre, mais à quel prix ? Permettez-nous donc de mettre en lumière les zones d’ombre de ce miraculeux revirement de situation de la part de l’équipe Piolle.

Comment se faire mousser tout en expulsant, ou La véritable histoire des maisons MOUS

Pour Plume et Bobby, si souvent cités dans les médias, acquérir un toit n’a pas été si facile que la mairie veut nous le faire croire. Durant deux ans les services leur ont fait miroiter une petite maison rue Argouges, maison initialement prévue dans la MOUS (maîtrise d’œuvre urbaine et sociale [5]) mais pas question de leur mettre à disposition tout de suite. Ainsi, si vous êtes un·e SDF à Grenoble, il vous faudra vivre deux ans dans la rue en passant régulièrement devant la maison murée qui vous est promise, créer une association, avoir un « projet type » comme ces gens « d’en haut » aiment bien, écrire un règlement intérieur, parler le langage technique, être poli…

Cette belle histoire occulte d’ailleurs totalement le contexte dans lequel cette mise à disposition a pu être possible, car c’est bien par la lutte que cette maison a été arrachée : en mars 2016, après deux occupations de la mairie par l’Assemblée des mal-logés·e·s, regroupant des personnes sans domicile fixe, des locataires en galère, des Roms pourchassé·e·s de camps en camps, des exilé·e·s dormant dehors et des organisations de lutte, un groupe de travail est créé pour travailler concrètement aux conditions de mise à disposition d’une maison. Après plusieurs rendez-vous avec le CCAS pour lesquels il aura fallu de nouveau se mobiliser, la mairie cède finalement cette maison rue Argouges.

Mais sans cette mobilisation initiale, la mairie d’elle-même n’aurait jamais ouvert les portes closes et murées de cette bâtisse.

Cette maison acquise par la mairie dans le cadre du dispositif MOUS a une petite sœur située au 72 avenue Léon Blum, cette dernière a été squattée depuis l’automne 2015, et alors que l’une se m(o)urait doucement, la seconde servait réellement à héberger une quinzaine de personnes sans le sou et parfois sans papiers.

Mais il n’était pas question alors pour la mairie de laisser cette maison à de vilain·e·s squatteureuses, accusé·e·s de profiter de ces locaux aux dépens des familles méritantes de la MOUS. Pour seul interlocuteur la mairie envoie son huissier N’Kaoua et entame une procédure judiciaire qui aboutira sur l’expulsion des occupant·e·s le 25 octobre 2017. Depuis, SAGS [6] est payée pour vérifier que cette maison reste bien vide. Quel bel exemple, on crie sur tous les toits « convention » pour expulser en catimini.

Une convention pour les gouverner tous

« Ce genre de convention pourrait aussi encadrer l’occupation de squats sauvages rue d’Alembert ou rue des Alliés, des discussions ont commencé. »
Alain Denoyelle sur Rue89.

Courant décembre, une partie des squats dont la mairie est la propriétaire ont reçu une proposition de « convention d’occupation ». Les squats anars, pas anars, les centres sociaux, les lieux d’habitation, tous ont reçu exactement la même convention. Ainsi, pas de jaloux : personne ne pourra dire qu’il n’a pas eu la même chance. Toutes les conventions proposées par la mairie n’en sont que des copiés-collés. Et tant pis pour les spécificités de chaque lieu : habitations, espace d’activités, centre social, squat artistique… tous sont logés à la même enseigne.

Mais nous ne sommes pas dupes, et, à notre connaissance, aucun squat (c’est-à-dire lieu investi sans l’accord du propriétaire) ne semble prêt à envisager la signature d’un tel document en l’état. En effet, il semble que tout soit fait dans ces documents pour que les occupant·e·s ne puissent respecter les clauses de contrats forcements inadaptés : ne citons que l’interdiction d’avoir des bouteilles de gaz, l’interdiction de faire des décorations sans l’accord de la mairie, l’interdiction de boire de l’alcool, la limitation du nombre de visiteurs… La mairie se couvre ainsi, pour pouvoir dès à présent engager des procédures d’expulsion sans perdre la face.

Il y a dans la convention de la maison Argouges une remise en cause grave de plusieurs principes du droit au logement et à l’hébergement : pas de continuité (absence d’une garantie de relogement), pas d’inconditionnalité (puisque la convention peut être brisée si les règles ne sont pas respectées), déterioration du principe de domicile (on n’est pas vraiment chez soi quand le propriétaire peut venir à tout moment, quand on ne peut ni fumer ni consommer de l’alcool, ni décorer à sa guise ni inviter les ami·e·s qu’on souhaite), et aucune responsabilité prise par la mairie (sécurité, entretien et salubrité relèvent des habitant·e·s)… En réalité cette convention est un document-type fait pour des activités de type associatif que la mairie pourrait signer avec n’importe quelle autre association. Mais un squat, un logement, ne sont pas tout à fait un club d’aviron, ni une association dispensant cours et tournoi d’échecs.

Dans les articles cités, les journalistes laissent l’impression que les squatteurs et les SDF attendent gentiment que les institutions « sociales » leur refilent les miettes du gâteau… Et pendant ce temps c’est sur le polygone scientifique que le gros du parc immobilier grenoblois se construit à grand renfort de finances publiques.

En utilisant le vocable « squat » pour désigner la convention sur la maison Argourges, la mairie crée ainsi artificiellement la catégorie de squatteurs convenables en opposition aux « sauvages ». La convention devient alors une nouvelle arme pour tenter la séparation des squats.

Un conventionnement pour expulser plus facilement ?

En médiatisant autant la signature de cette convention, la mairie fait croire qu’il s’agit de la norme. Rappelons que les lieux se voyant proposer de telles conventions sont parallèlement menacés par des procédures en justice visant à les expulser [7]. S’il s’agit d’encadrer le logement précaire ou informel, ne serait-il pas plus judicieux de cesser d’engager des négociations sous pressions judiciaires ? La judiciarisation à outrance, loin des préceptes de la « co-construction » tant vantée par la municipalité, n’incite aucunement les squatteurs et squatteuses à négocier. Serait-ce la norme à venir pour les prochaines occupations ?

Accepter de signer des conventions inadaptées est une manière de niveler par le bas les droits des plus démunis à vivre dans un logement décent, et de créer un sous-marché locatif pour pauvres. La mairie de Grenoble, toujours à la pointe de l’innovation, a-t-elle trouvé une nouvelle technique pour virer les squatteurs et les idéaux politiques qu’ils défendent tout en paraissant « révolutionnaire » ? Fera-t-elle des émules ailleurs ?

Grâce à cette nouvelle arme, la mairie grenobloise pourra, à la manière Castaner, dire : « Les personnes qui sont expulsées le sont, car elles ne veulent pas être conventionnées [8] ». Le conventionnement via des associations, sous des conditions coercitives, nous semble un symbole criant du manque de confiance en des humains de la part des institutions actuelles. Habiter un lieu et exercer sa liberté ne se réalise pas sous le joug de contrats paternalistes aux accents colonialistes (discrimination faite entre les squats conventionnés et les autres, « sauvages »).

Au-delà du contexte local des squats grenoblois, rappelons que l’on compte entre 2500 et 4000 SDF sur l’agglo. Le maximum de cinq personnes autorisées par la convention sur la maison Argouges et le petit plaisir évident de buzz que s’offre la mairie ne peuvent masquer la galère quotidienne quand on recense 6000 logements vides et que la mairie expulse sur les propriétés dont elle a la garde si ce n’est l’usage.

Ce petit effort concerne évidemment des personnes en situations précaires mais « régulières » vis-à-vis de l’État. À Grenoble comme dans le reste du territoire français, la chasse aux Roms et aux migrants se poursuit, les campements sont démantelés chaque matin avec son lot de violence.

L’équipe municipale, qui veut nous faire croire à ses engagements contre le mal-logement, est bien celle qui s’est vue interdire par la justice en avril 2017 l’expulsion du campement de Valmy en l’absence de proposition concrète de relogement. L’attaque du camp par des groupes fascisants a finalement servi de prétexte à la préfecture pour expulser manu militari un camp qui portait la misère jusque sous les fenêtres de la mairie, visibilisant les manquements des institutions en matière d’hébergement [9].

Autre exemple rue d’Alembert. Deux squats presque face à face. À l’un (« le 38, centre social Tchoukar ») on proposera une convention, à l’autre la simple visite des forces de police et une expulsion. Ce nomadisme forcé participe à la construction d’une image négative des Roms.

La différence de traitement correspond aux occupant·e·s : les Roms et demandeuses d’asile sont mises à la rue et tout est mis en œuvre pour les chasser vers d’autres villes. Il y a véritablement à Grenoble une politique raciste face au logement. Cela ne veut pas dire que les squatteuses et squatteurs « blancs » on la vie facile, il y a toute un jeu de mise en concurrence entre les personnes, souvent dans des situations très difficiles. Que ça soit pour les places d’hébergement d’urgence, des hébergements réservés aux demandeurs d’asile, des locaux vides mis à disposition par la mairie, à chaque fois la mairie et la préfecture nous font croire qu’il n’y a pas assez de place ou qu’il faut raser le bâtiment, ou qu’il n’est pas salubre et qu’il va falloir choisir.

La municipalité nous rabâche qu’elle n’a pas de logement vacant et elle ment. Nous ne citerons qu’un exemple, son initiative « Gren’ de projet » où elle sort de son chapeau six bâtiments vides qu’elle met à disposition gratuitement pour « concilier innovation et valorisation patrimoniale, en se projetant dans la ville de demain ».

Dans les squats, avec les associations locales, on continue d’œuvrer pour pouvoir vivre comme on le souhaite. Le DAL, mouvement à l’envergure nationale, propose depuis longtemps des mesures effectives pour lutter contre le mal-logement, peut-être serait-il temps de prendre acte du travail effectué [10]. En parallèle, des groupes affinitaires et collectifs luttent à leur manière, pour se réapproprier leur vie, sans rien attendre des institutions, peut-être serait-il temps de les laisser vivre.

En définitive, nous dirons que les spasmes médiatiques de la municipalité peinent à cacher l’absence de mesures prises, et de volonté sincère d’agir sur le mal-logement.

Un toit pour tous et toutes !
Pas besoin d’élu·e·s pour nous apprendre à vivre.

Des squatteuses et squatteurs grenoblois·es

Notes:
[1] Voir à ce sujet la circulaire du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la cohésion des territoires à l’adresse des centres d’hébergement d’urgence. Lire « Quand une circulaire du ministre de l’intérieur est au-dessus des lois  » sur Mediapart.
[2] M. Barcik, jeune docteur en sociologie des « politiques de lutte contre les discriminations » (son projet de thèse porte sur les « personnes qui se disent les victimes de discriminations », niant ainsi subtilement les discriminations des gens qui auraient l’outrecuidance de s’en plaindre), gauchiste universitaire, adjoint au maire sur les questions « techniques ». La plupart des négociations entre la mairie et des associations de lutte sur les questions de logement se passent en sa présence, il semble être en charge de ces dossiers.
[3] L’État, via ses préfectures, accorde à Grenoble peu de places d’hébergement d’urgence (115). Cette année, sur la promesse de 200 places d’hébergement hivernal, seulement 150 sont disponibles pour 3000 personnes sans-logis dans l’agglomération. Autre exemple, la directive visant à envoyer « des équipes mobiles » dans chaque hébergement d’urgence pour balancer des OQTF à foison « examiner les situations administratives dans l’hébergement d’urgence », lettre du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la cohésion des territoires aux préfets des régions et aux préfets des départements.
[4] Référence à un article paru sur Indymedia Grenoble après l’élection de l’équipe Piolle signé « des anarchistes qui ont voté Piolle » (sic), probablement avant de se retrouver avec un siège au conseil municipal.
[5] Dispositif du CCAS « ayant pour objectif l’accompagnement de personnes précaires dans l’accès aux droits, à l’hygiène, à la santé, à la scolarisation, etc. et d’œuvrer à la réduction de l’habitat précaire en favorisant les parcours individualisés d’insertion des ménages ».
[6] Une boîte de « sécurité » appartenant à l’EPFL qui a notamment pour mission de surveiller toutes les maisons vides.
[7] Comme par exemple le squat au 6 rue Jay qui a fait l’objet d’une procédure judiciaire anonyme.
[8] « Ensuite, il y a des hommes et des femmes qui refusent aussi, dans le cadre des maraudes, d’être logés parce qu’ils considèrent que leur liberté – et je n’ai pas à juger de savoir si c’est bien ou pas – les amène à ne pas être en sécurité, à l’aise, dans ces centres. » Castaner en interview sur BFM-TV le vendredi 29 décembre 2017.
[9] L’État est censé loger les personnes faisant une demande d’asile durant le traitement de leur dossier même si la demande est déboutée.
[10] Les principales propositions du DAL38 sont : gel de toutes les expulsions sur l’agglomération grenobloise ; mise à disposition des logements et bâtiments publics vides de l’agglomération ; baisse et encadrement des loyers comme politique de prévention des expulsions.

[Article publié le 13 janvier 2018 sur Indymedia-Grenoble.]