Parution de livre: « Squats & Pirates, chroniques d’occupations à Barcelone et ailleurs»

« Tant qu’il y aura des squatteurs il y aura de l’espoir »

Paru cet été en toute discrétion, le pavé Squats & Pirates regroupe une quarantaine d’articles et d’interviews racontant des occupations illégales de bâtiments vides. De Barcelone à Londres, des Îles Canaries à Dublin, de Brest à Saint-Etienne en passant par Lyon, Marseille ou Amsterdam, on y lit des anecdotes, des conseils, des souvenirs et autres commentaires de personnes ayant toutes été, pour deux semaines ou pour la vie, « occupantes sans droits ni titres ». Un beau rappel que d’autres façons d’habiter existent, et que dans un pays comme la France, où des millions de logements vacants sont recensés chaque année, elles sont plus légitimes que jamais.

Publié par une maison d’édition créée pour l’occasion, « Seitan Con Bravas », Squats & Pirates, c’est 420 pages sans code-barre, ni ISBN, ni diffuseur-distributeur, ni réels noms d’auteurs. Le livre se commande par mail, directement à l’éditeur, à moins de tomber dessus dans l’un des lieux ayant eu la bonne idée d’en stocker quelques exemplaires. Cet automne, son éditeur sillonnera la France [ainsi que la Belgique et les Pays-Bas] pour le présenter et en discuter ; n’hésitez pas à le contacter pour organiser une rencontre dans votre librairie, infoshop, squat, local associatif, laverie automatique ou planque préférée : seitanconbravas [at] riseup [point] net
Nous en publions ici les bonnes feuilles, sous la forme d’un article revenant sur une décennie d’occupations hautes en couleurs entre Chambéry et Grenoble.

S’APPROPRIER DES MAISONS FANTÔMES

Quand on m’a parlé de ce projet d’écrire sur les squats, j’étais à la fois enthousiaste et perplexe à l’idée d’y participer. Cela faisait presque quatre ans que j’avais décidé d’arrêter de faire revenir d’entre les morts des bâtiments vides et de me nourrir de tartines de « champignons aux champignons » à la lueur d’une frontale. Depuis, je ne peux plus manger de pâtés végétaux industriels. Ajoute à ça les tournées, j’arrive à une réaction épidermique face à un pot de Tartex. J’ai commencé à écrire une décennie d’occupation sur le bureau d’un appart loué à une agence immobilière crapuleuse que je conchie. Alors ouais, enthousiaste mais dubitative. Je me replongeais dans des souvenirs collectifs exaltants et dans des déménagements à répétition, à un moment de ma vie où je ressentais un besoin de solitude et de stabilité. Pourquoi avoir insisté pendant dix ans ? Pourquoi avoir commencé à 18 ans dans ce squat chambérien pourrave et finir (pour un temps du moins) chez d’anciens convoyeurs de fonds dans une atmosphère pesante de CRS fracassant péniblement des portes blindées ? Les portes finirent par céder. Je me rappelle qu’on avait confondu le ronronnement des cafetières italiennes que nous faisions monter avec un bruit d’oxycoupeur. Une fin qui aurait pu être bien cynique pour un lieu baptisé Roxy Cooper. Elle l’eût été tout compte fait.

La première fois que je suis rentrée dans un squat, je devais avoir 16 ans. On est à Chambéry, une ville qui pue l’ennui. Moi, je viens d’un bled arborant l’homonyme des poupées aux jambes absurdes et du tueur en série. Un bled de bidasses et de chasseurs qui ne tirent pas que sur du gibier. Un bled inquiétant aux airs de Twin Peaks. Le décor est planté. Chambéry à côté, c’est l’Eldorado. Dans ce squat, y a surtout des gens paumés en manque d’amour et des parias qui ont les boules. Ma première expérience de squat c’était ça : se sentir appartenir à un crew, cracher sur les keufs, écouter Macadam Massacre, le morceau Squat de Camera Silens, voire Suicide en boucle (dans nos jours les plus positifs), chourer dans des magos, manger des amanites tue-mouche et boire des Maximators. C’était une nouvelle famille, celle que tu choisis. Même l’inertie, la drogue, les coups de gueule et les matelas qui crament étaient rassurants jusqu’au jour où on en a marre et qu’on décide de vouloir en faire quelque chose de ce bâtiment vide. On garde la haine des keufs mais on essaye de se bouger le cul. Je repasse parfois devant ces squats murés qui n’ont pas servi comme prévu à accueillir des orphelins handicapés. On espère que du haut de leurs unijambes, ils vont bien.

Le premier vrai squat d’activité où j’ai habité, c’était après avoir zoné dans diverses cages d’escaliers, vadrouillé au Mexique et habité en carlo dans un champ pourri du département de l’Ain pour bosser dans les vignes où je me suis fait virer pour « pollution visuelle ».

LA GUEDINE

Premier squat donc : La Guedine. Une grande maison qui appartenait à une meuf cheloue qui n’était pas cartésienne, à en croire les pentacles retrouvés dans le grenier. Premiers concerts, restos, rixes entre bourrachos et totos révolutionnaires, premiers coups sur une batterie et puis les bouffes, les manifs vénères, les barres de rires sous acides, la débrouille, les embrouilles, le sexe, des cris, des larmes, des camions en rade, des vinyles préférés piétinés plus tard par des chaussures de sécu, une fripe inutilisable, des booms interminables, des réus éreintantes, des chats pourris et des chiens trop vieux et un vieux clodo alcoolo qui squattait notre jardin en reluquant le gars qui, à force de faire le malin, un jour est réellement tombé dans le ravin. Les pompiers ont bien eu du mal à l’extirper et une fois remonté parmi nous, une bière chaude à la main, il aurait bien aimé se taper la caserne tout entière. Nos voisins qu’on avait eu la chance de rencontrer pour la première fois, menottés dans notre jardin par des baceux, avaient réussi l’exploit d’être encore plus défoncés qu’eux. On n’a pas vraiment compris ce qui s’est passé. C’était une arrestation à l’américaine. Genre, celle que tu vois dans les films de Vin Diesel doublés en mexicain, dans un bus beaucoup trop climatisé. Quelques semaines plus tard, un matin frais comme après un concert des Binamés, l’un de nos voisins, vêtu d’un T-shirt Iron Maiden, se pointe pour nous expliquer que, pendant son arrestation, il avait une grenade dans sa poche et qu’il l’avait jetée dans notre jardin. On a jamais su si c’était vrai ou pas. Appeler des démineurs serait revenu à appeler les keufs. Les groupes, les potes de passage ainsi que nous-mêmes avons bien halluciné. Certains se croyant près de la Suisse, s’étonnaient que des schlagues pareils puissent faire partie du décor. Toujours est-il que quand ils se sont fait expulser pour cause de grève de loyer, les flics ont sorti plusieurs armes type fusils à pompe, FAMAS et j’en passe. Y a eu aussi cette meuf qu’on n’a jamais revue. Je me souviens plus de son prénom mais ça voulait dire un truc comme Espoir. Elle était venue sonner chez nous parce qu’elle s’était enfuie de chez son mec qui la séquestrait depuis des mois. Elle nous montra la partie de son corps où il avait marqué 666 au fer rouge. Ça purulait, c’était en train de sérieusement s’infecter. On l’a accueillie quelques jours chez nous, avant de l’emmener à l’hosto pour la soigner. Entre-temps, son père et son frère ont débarqué chez nous avec des flingues en voulant buter le gendre. Avant de comprendre que nous, on était les gentils. On n’a jamais revu cette fille qui s’appelait Espoir.

Le jour de l’expulsion, j’étais en ville. Je me suis pointée avec le vélo d’un pote. Résultat, j’ai eu la joie de faire quatre heures de gardav’ pour suspicion de vol de vélo parce que je n’avais pas le ticket de caisse sur moi. Déposition avec comme fond sonore U2 parce que le flic aimait le rock. Je pense que U2 doit être utilisé à Guantanamo comme moyen de torture psychologique. Sérieusement, y a-t-il pire que U2 ? À part peut-être un flic qui écoute U2 ? Les expulsions renforcent la haine des keufs. Ce n’est pas tant la notion de propriété privée qu’ils défendent, c’est un prétexte merdique, mais la véritable satisfaction résulte du pouvoir de rabaisser, humilier, blesser des individus, se sentir exister en détruisant l’autre, sentir son arme prête à dégainer, le sourire au bord de la moustache. Partout où il y a pouvoir, il y a violence. Des expulsions, j’en ai vécu pas mal, plus que d’ouvertures d’ailleurs, avec toujours ce sentiment d’impuissance face à un arsenal démesuré. Je ne suis pas d’accord avec l’expression qui consiste à comparer un flic à un cowboy. Un cowboy a la décence de combattre à armes égales, du moins dans les films de Sergio Leone. Face aux keufs, on part perdant mais on gagne bien plus : la solidarité, le plaisir de les voir tomber dans nos pièges, leur jeter des ordures ou des seaux de pisse à la gueule, et leur faire ressentir leur propre inutilité et leur inhumanité. Alors quand j’entends un énième suicide de keuf à la radio, j’imagine que ce soit celui qui m’a réveillé dans mon lit de camp et qui ne s’est pas gêné pour me regarder m’habiller, celui qui nous a piqué nos thunes, nos ordis, nos disques durs, celui qui lisait mon journal intime à voix haute devant ses collègues, celui qui jugeait mon corps alors que j’étais à poil entourée d’une dizaine de mecs armés de flingues. Ceux qui obéissent et qui font simplement leur travail, ceux qui violent, tuent, tabassent, humilient, expulsent, volent, dominent, traquent, enferment, terrorisent, réprimandent, ceux qui protègent les fafs, ceux qui caressent les élites et tous les autres qui contribuent à faire de ce monde une pourriture suintante.

LE COMIFO

Une des expulsions les plus corsées fut celle du Comifo à Lyon. C’est une ville réputée pour la brutalité de ses keufs et ses attaques de fafs à coup de cocktails Molotov dans les fenêtres des squats. Donc, nous fêtions la fin du Comifo, plutôt arrachés comme des dents gâtées, avec la ferme intention de tout péter avant de partir, notamment les canalisations pour faire une sorte de soirée mousse mais sans la mousse. Les keufs ont débarqué avec des chiens dressés pour tuer et bien que foncièrement cons, ils n’avaient pas l’air de tourner à la gnôle, ce qui leur laissait une longueur d’avance. On essaya tant bien que mal d’ériger des barricades avec tout ce qui se trouvait à notre portée, des meubles, des poubelles, des caddies et malheureusement la plaque en fonte qui servait à recouvrir la fosse à merde. Il faisait nuit, je suis évidemment tombée dedans me retrouvant, en état de siège, remplie de merde jusqu’aux genoux. Il y a eu des arrestations, des coups de tonfas comme s’il en pleuvait et même des coups de boule prodigués par des bergers allemands visiblement dressés pour ça. Je suis rentrée au petit matin direction Saint-Étienne, mon corps écorché, baignant dans des effluves de lacrymo et de fosse septique. Ce jour-là, le contrôleur n’a même pas vérifié ma carte Coup de pouce que je rebaptiserai la carte Coup de boule, au vu des circonstances.

LES PILOS

Le squat suivant n’a pas été de tout repos. Il s’est appelé de manière assez évidente Les Pilos . Pas seulement parce qu’on avait un penchant prononcé pour l’alcool mais parce que c’était le nom de l’ancienne boîte inscrite devant le bâtiment. C’était un lieu gigantesque sur trois étages et sur deux bâtiments avec une partie habitation et une partie concert, répète de hip-hop, resto et une salle baptisée : la salle des cons où on allait quand on était trop bourré et/ou trop bruyant… Au plus nombreux, nous habitions à vingt-deux. On y trouvait de tout là-dedans : des étudiants de SUD hyper impliqués, des clodos allemands approchant les 65 ans qui avaient flippé quand on avait fait des banderoles pour sauver notre pote Raf de la taule. Ils pensaient que l’on était des activistes de la Fraction armée rouge. Ils étaient rigolos. Leur grand truc, c’était de gueuler « imposables ! » par la fenêtre quand un mec ou une meuf un peu trop propre passait sous la fenêtre. Vivaient aussi des totos fantasmant sur le bruit des explosions et sur les techniques de choure, des gros schlagues défractes à la beuh, un clodo moitié Belge moitié Gitan (obsédé par le ménage, le morceau Voyage voyage de Desireless, le fait de porter un collant sur la tête et par sa manière de concevoir le DIY*). Un jour, il s’est arraché une dent cariée avec une tenaille dans le salon collectif. Il ne se faisait jamais contrôler dans le train. Je me souviens d’une discussion qu’il avait eue avec une bonne sœur au sujet des champignons. Ils avaient l’air de se comprendre, même s’ils ne parlaient clairement pas des mêmes choses. Y avait les manifs aussi. Il se plantait tout le temps en scandant : « SDF SS. » Je l’aimais bien. Y avait qui aussi ? Des féministes survénères, une meuf indépendantiste savoisienne qui croyait aux esprits et qui foutait des cailloux et des bougies à côté des cadavres de 8°6. Il y avait un straight edge, une ivoirienne lesbienne et évangéliste, d’anciens anarchistes qui avaient tout compris et qui changeaient régulièrement de villes, un jeune skin végétarien traumatisé par la mort de Goudi (son vieux chien de famille), des métalleux aux goûts musicaux douteux, un grindeux qui faisait du végé porn avec les concombres de récup, des pédés, des circassiens, des teufeurs, un artiste bellâtre et misogyne qui n’a pas tardé à se faire virer grâce aux féministes « reloues », des rappeurs… et puis des pimpins et des zonards de passage, un gars et sa bouteille de datura journalière récoltée dans le bac à fleurs de la mairie. Sans déconner : ce mec était accroc à la datura ! En fait, c’était la guerre entre notre squat et l’accueil de jour. On s’était foutu sur la gueule en mode patate de forain, un jour où on essayait de péter un autre squat qui appartenait à la mairie. Pour se venger, dès qu’un zonard un peu trop freak pointait son nez à l’accueil de jour, ils l’envoyaient chez nous. C’était compliqué de refuser, même si plusieurs fois, on a failli crever asphyxiés, à cause d’un mec endormi sur son pétard ou par un autre qui faisait cuire une barquette en plastique de récup au bain-marie, en oubliant de mettre de l’eau au fond de la poêle.

Nous ouvrons un autre squat, en collectif réduit, pour des raisons évidentes, mais qui ne durera pas bien longtemps. À l’époque, nous sommes dans un contexte particulier. Julien Coupat est devenu une star malgré lui. Lire des livres anar est considéré comme une menace majeure. Alliot-Marie crée un nouvel ennemi intérieur, nécessaire au tout sécuritaire : « L’ultra-gauchiste. » Je ne rentrerai pas dans les détails. La SDAT débarque. (La sous-direction antiterroriste qui s’occupait de l’affaire Julien « Coupable ».) Un squat fouillé de fond en comble, des perquises, des micros, des journalistes et des baqueux plantés 24/24 devant la porte d’entrée, des snipers cagoulés et armés sur les toits, des gardav’, des détentions provisoires sans présomption d’innocence (puisque loi d’exception oblige), des déclarations absurdes, une cavale, des parents décomposés, des potes qui pètent les plombs, des portables qui crament, des mots qu’on brûle faute de pouvoir les prononcer, une banderole « Salut les RG » devant le squat pour faire chier les keufs planqués dans l’immeuble d’en face, un comité de soutien, des gauchistes qui « aimeraient bien comprendre quand même », des hippies qui pensent que « poser des bombes c’est vraiment pas cool », la santé, Fresnes, trois mois.

Des interrogatoires hallucinants, des QCM à remplir en GAV de type :

1. Dans votre squat, vous mettez plutôt l’accent sur ?
a) l’art
b) la politique
c) l’habitation

2. Possédez-vous un « infokiosque » ?
a) oui
b) non

3. Vous préférez faire :
a) des concerts
b) des restos
c) des réunions

…et j’en passe.
Sauras-tu, toi aussi, te faire passer pour un jeune squatteur inoffensif ?

Toute cette histoire de terrorisme a déployé un arsenal financier et un traumatisme humain incommensurable. Notre avocat, bien qu’arrogant comme un pseudogauchiste en robe à pompon qui sent bon le filon médiatique, nous a fait parvenir la conclusion des keufs après des années d’assignations et de filatures loufoques : on est trop désorganisés pour être terroristes. LOL. Ça n’a pas empêché de se faire espionner grossièrement à 800 km de chez nous, de nous faire pister par des deks déguisés en touristes et que nos téléphones ont toujours cet écho amer qui résonne depuis dix ans.

Il y a eu plusieurs tentatives d’ouvertures foireuses de squat après ça, mais la détermination avait fait place à la résignation. La mort, la taule, la filature, la rabla pour certains, avait eu raison sur nous, du moins pour un temps. Je me rappelle du dernier squat chambérien qu’on a pété. On s’est fait virer au bout de trois jours. Le cadenas fermé par le code 1.3.1.2 qui faute d’être original nous faisait quand même bien marrer, a cédé sous la pression de monseigneur la pince. La chef de l’opération après l’expulsion, nous a préconisé : « d’arrêter de faire chier le monde et d’aller plutôt élever des chèvres dans le Larzac ».

À GRENOBLE

Après m’être fait expliquer l’anarchie par une keuf et piquer mon journal intime, pas très glorieux, par un baqueux cocaïné jusqu’à l’os, je décide de vadrouiller un temps de squat en squat avec la volonté de rencontrer des personnes avec qui partager des valeurs communes et ainsi tromper l’ennui, créer du lien et foutre les boules aux keufs, huissiers et autres. J’atterris à Grenoble, au centre de la cuvette dans un squat qui ressemblait à un décor de Mad Max, si la bande originale du film avait été No hope for the kids. Ce squat appartenait à un baron, un titre honorifique incompréhensible, qui n’existait à mes yeux que dans des contes pour enfants sadiques. C’était une belle époque. Y avait le Power, un crew soudé. J’ai rencontré certain.e.s potes que je n’ai plus lâché, même si depuis nos chemins ont pris des virages différents. Dans ce squat, on vivait pour la bouffe, la zic, les carcasses de mercos, les teufs et les concerts enragés. J’ai fait la connaissance d’un collectif de bouffe végane, qui en grande partie habitait les lieux. La bouffe avait toujours eu une place importante dans ma vie, en premier lieu parce que c’est vital. Puis, c’est une manière de créer des liens forts entre les gens, de passer un moment convivial en vidant les poubelles et en brisant les schémas de consommation. Si en plus, on peut ne pas faire souffrir d’autres espèces, que tout le monde peut manger et que l’argent n’est pas un problème, on est quand même bien content·e·s. On se déplaçait souvent dans d’autres lieux squattés et pour des festivals. Encore une fois, on créait des liens forts et on évitait quelques grosses embrouilles en nourrissant des estomacs déshydratés. On avait un slogan : « Bien manger pour mieux se la mettre. » De nouveaux groupes se formaient. Aussi, de nouvelles fissures éclataient sur les murs de la salle de répète parce que certains avaient un goût prononcé pour les très gros amplis. Ces groupes continuent encore aujourd’hui. On a fait des tournées dans des squats de dingue en Europe et en Amérique latine. De l’Espagne à la Colombie, du Chili au Brésil en passant par la France avec partout ce même souffle de solidarité, de débrouille et de décors hallucinants. Il y a beaucoup plus de meufs et d’ados impliqué·e·s en Amérique latine. Les genres et les âges se mélangent plus, du moins, c’est ce qu’il m’a semblé. En faisant l’interview de quelques meufs actives dans la scène squat et punk de là-bas, j’ai été confortée dans mes premières impressions.

LE GREAT A

C’était classe et même les embrouilles internes et les agressions externes, à coup de grenailles et d’acide de batterie ne mettaient pas en péril notre crew. Cette histoire d’acide venait d’un mec vraiment pas rassurant qui avait essayé de nous piquer des batteries et de la ferraille dans la cour. Quand on l’a choppé en mode cool, il nous a menacés de revenir avec un canon scié, de nous le foutre dans le cul, puis de tirer, tout en nous aspergeant d’acide. On a bien flippé. Quelque temps après ça, sentant l’expulsion pointer son nez, nous avons ouvert un autre squat avec quelques jours de retard puisqu’une bagnole cramait devant le soir de ladite ouverture.

Ce squat s’est appelé le Great A, qui comme son nom l’indique était un ancien Greta où pas mal de potes avaient suivi leur cours de menuiserie et autres et qui trouvaient plutôt cool que la salle de découpe soit devenue un local de répète. Dans ce squat, c’est là qu’ont commencé les cours de boxe populaire, toujours très actifs aujourd’hui. On avait la salle de concert la plus classe du monde. En toute objectivité. Les flics ont essayé de nous déloger le soir du premier resto végan qu’on organisait, ce qui n’était pas très judicieux puisqu’on était une cinquantaine contre quelques malheureux keufs plus débiles les uns que les autres. Y en avait un particulièrement, accroché aux barreaux du portail, nous suppliant de bien vouloir le faire rentrer tellement qu’il aimait la bouffe végane. Un flic hipster en somme. Flippant. Nous avons ouvert l’eau en pleine journée, déguisé en agent du BTP. Nos blouses beaucoup trop grandes ou trop petites, selon qui les portait, ne nous rendaient pas vraiment crédibles. Ça a tout de même fonctionné. C’est alors qu’une benne à ordures s’est transformée en baignoire de luxe au milieu du hangar. Et puis les voisins, la taritude des voisins n’est pas l’apanage des squatteurs mais tout de même. Entre le voisin barjo du squat des Pilos qui pensait qu’on était une secte pédophile, qu’on faisait de la magie noire avec des bouteilles de vin (je n’invente rien) et que nous organisions des bars clandestins pour financer un labo de fabrication de crack, nos voisins armés jusqu’aux dents et accros à la coc’ de La Gueudine, ceux qui ont tirés sur deux potes à coup de grenailles à Polotti, la voisine conspi du regretta qui chuchotait en nous expliquant qu’on était espionné par des avions et ceux du Great A, nous étions à même de nous demander si la notion de normalité n’était pas subjective ? En face de ma chambre vivait un type d’une quarantaine d’années qu’on a pas tardé à rebaptiser Branle Man. Un mec dont le super pouvoir résidait dans sa capacité à se palucher devant la fenêtre toute la journée, offrant la vision quelque peu dégueu de sa mi-molle à tout le quartier. C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé de mettre des rideaux à mes fenêtres.

Le voisin du dessous, c’était un chauffeur de bus scolaire alcoolo aux yeux jaunis par le pastis qui venait nous distribuer des tracts mélenchonnistes arborant ce slogan : « si vous votez Mélenchon, je vous montre mes nichons ». Il connaissait bien Branle Man et ses pratiques masturbatoires intensives. Il aurait essayé de le sortir de là, un jour en lui proposant d’aller voter Mélenchon. Mais Branle Man aurait préféré « continuer de se branler plutôt que d’aller voter ». À partir de ce jour, mon regard changea sur Branle Man. Nous partagions le même sens des priorités ! Un autre voisin était accro au shit et sortait avec une flic dominatrice. Sans parler du PMU d’en face qui comptait de bons spécimens. Ça a été une de mes meilleures expériences de squat. Certes pas toujours facile. On a bien failli crever un soir de concert, quand une bande d’arrachés à l’alcool fort et aux psylos, n’ont pas voulu se barrer à la fermeture parce que mettre deux centimes pour un open-bar et peloter le cul des meufs toute la soirée n’étant déjà pas assez pénible. Ils décidèrent, ce soir-là, de nous piquer notre squat et même bourrés comme un push-up de chez Zeeman, on faisait pas les malins. C’était la fin de la soirée. On devait certainement être une dizaine de gringalets contre une horde de titans hooligans et alcooliques qui passaient leur journée à cracher sur les féministes et à se foutre des mandales pour le fun. Un champ de bataille s’est formé dans un espace aussi restreint qu’une salle de dégrisement. On avait des barres à mine mais on avait pas trop envie de se retrouver avec des cadavres dans la cour. Ce fut donc à armes égales que nous décidions de défendre notre baraque. On s’est évidemment fait éclater. J’ai fini aux urgences la mâchoire dégommée et la lèvre qui pendait jusqu’au menton. La meuf de l’accueil, en plus d’être aimable comme une porte de chiotte de prison, m’expliqua que c’était de ma faute. Si je portais une minijupe, il ne fallait pas que je m’étonne. Anecdotique pour une punkette de 27 ans.

On finit par me faire mes huit points de suture malgré le fait que j’étais une traînée et avec la pote qui m’accompagnait, on est retournées sur le champ de bataille. Cette baston a duré des heures, à tel point que les keufs ont fini par se pointer. Bonne ambiance. Les relous se sont cachés dans le squat et ça on peut pas trop leur en vouloir. Au final, ils sont repartis comme si de rien était. J’ai passé plusieurs jours à boire des bières à la paille avec le désir ardent d’aller cramer leurs camions. J’ai fini par redescendre, et c’est pas plus mal. Ces gars foutent vraiment les boules. Essayer de voler un squat parce que ça fait dix ans que t’es incapable de te procurer un pied de biche, foutre des mains aux meufs en les insultant de féministes. Être dociles, comme des premiers de la classe, si une soirée est organisée par la mairie de Grenoble, ce genre de soirée où on t’oblige à attacher tes chiens et à vider tes Maximators ; mais totalement connards quand il n’y a pas de vigiles pour te mater. Ils finirent par taguer sur nos murs qu’on était de faux anarchistes et des nazis. On a effectivement pas la même vision du monde et tant mieux.

Nous avons appris la date de l’expulsion grâce à l’indiscrétion accablante des flics. Il avaient mis un mot dans toute la rue et sur notre squat également pour expliquer que le douze décembre 2012 une opération policière de grande envergure allait bloquer la rue toute une matinée. Notre flair aiguisé nous a fait conclure qu’il valait mieux s’organiser. Ça n’a pas permis de contrer l’expulsion mais ça a permis malgré tout de faire des barricades béton, d’être en nombre et de poser des pièges marrants, comme celui de faire couler de l’eau devant les portes d’entrée et sur le toit puisque comme un brillant flic interrogé sur l’expulsion le dira tellement bien plus tard sur France 3 Régions : « L’eau, ça gèle en hiver et le gèle ça glisse. » La veille, nous faisions une émission de radio avec des copines déguisées en zombies. Je ne me rappelle plus vraiment pourquoi et on passait Breaking the Law en big up aux potos. Le douze décembre 2012 nous étions douze à habiter là et il devait clairement faire moins douze. De quoi rendre n’importe quel paumé conspirationniste. L’huissier du jour, qui est connu pour être un des pires ripous de Grenoble, qui détiendrait de source sure ou du moins crédible des saisies illégales dans des bâtiments squattés, demanda au bar des potes et camarades non loin de là, une petite commission pour leur avoir amené de la clientèle gauchiste après l’expulsion.

Cela fait plus de cinq ans maintenant et le bâtiment est toujours vide. Il a bien cramé « mystérieusement » une fois, seulement une aile, celle de l’ancienne menuiserie. Pratique. À Grenoble, c’est apparemment monnaie courante de voir cramer des squats après des expulsions. Sans être conspi, on peut se demander, s’il n’y a pas là un lien avec nos chers ennemis : les promoteurs. Il y a quelques années, un pote m’a raconté être passé devant un squat cramé, à chercher des informations et des gars habillés en costard lui ont dit de tracer sa route et de ne pas chercher les problèmes où il n’y en avait pas… Phrase quelque peu ambigüe.

LA PISCAILLE

Je suis retournée quelques fois à l’intérieur du Great A en passant par les toits, notamment pour aller chercher avec une copine un monoski qui servirait plus tard comme premier rôle dans un court métrage. On s’est fait griller en plein jour par la voisine avec un monoski sur un toit. Situation suffisamment absurde pour qu’elle n’appelle pas les keufs. Il ne reste rien désormais. Seulement 3 tableaux Velleda remplis de jeux de mots avec des noms de coiffeurs pourris, inspirés du salon Adult’hair qui existe réellement sur Grenoble. Ryan hair, Vomi’ tif ou À trois sur un scoot’hair, en souvenir de LSD avant qu’ils ne deviennent ambigus. Hitl’hair, Schwarzeneg’hair et j’en passe… Y en a encore des centaines, on a jamais fait le fanzine en question. C’est peut-être mieux ainsi. J’aime l’idée qu’il ne reste plus que ça. Des blagues pourries qui me font encore sourire aujourd’hui.

Depuis, la nature a repris le dessus. C’est une véritable jungle qui a pris place à l’intérieur, pétant les derniers carreaux subsistants. Une tranchée a été creusée à l’intérieur et tout a été dégommé, pour être bien sûr que le bâtiment finisse englouti par des plantes carnivores comme dans la petite boutique des horreurs.

LE ROXY COOPER

Parallèlement au Greta, y a une annexe du bâtiment qu’on a ouvert à quelques rues de là pour se parer à l’expulsion. Puis, avec un crew de copines, on a ouvert un truc des plus classes. C’était un lieu hallucinant. Y’avait tout : une baraque cosy, des caves, un grand hangar, une fosse pour la méca sous un préau, un jardin immense et une piscine de 11 mètres. Ouais, un truc de dingue. On l’appela La Piscaille, en rapport à la piscine et parce qu’on avait trop maté les Démons de Jésus. À part ça, encore une fois, notre voisin était cinglé. Lui, en tenait vraiment une grosse couche. C’était un mix parfait entre Le Pen père et Derrick. On l’appellera le faf par commodité. Le faf et sa femme, donc, avaient grave les boules contre nous parce qu’ils avaient bossé toute leur vie et que lui avait fait la guerre. Ne cherchez pas de rapport, il n’y en a pas. Après lui avoir répondu qu’il était con d’avoir bossé toute sa vie, il y a eu un rapport encore plus hostile entre nous. En fait, il passait son temps à nous espionner sur son échelle et à regarder à travers des vitres du hangar. Une fois où je bricolais, j’ai vu sa tête, par la fenêtre, qui m’observait, j’ai vraiment flippé. On a peint les vitres et ça l’a rendu complètement dingue. Ses journées se résumaient aussi à appeler les flics dès qu’on brassait un truc. Les flics sont venus tellement de fois que je ne pourrai pas les compter. Une fois parce qu’on nageait nues dans la piscine avec les copines, piscine qui était cachée de tout vis-à-vis, ce qui à part lui foutre probablement la gaule ne le gênait pas outre mesure. Une autre fois parce qu’on faisait, soi-disant du deal de ferraille ou encore parce qu’une bâche était tombée dans leur jardin et avait failli in extremis s’enrouler autour du cou de sa femme et provoquer sa mort par strangulation. L’ennui c’est triste, surtout chez les pétainistes. Et puis, il a gravé sur notre boîte aux lettres : « Ils sont installés comme des rois ». Je me demande ce qu’il a voulu provoquer en gravant ça ? Que le postier se dise : « Ah merde ils sont installés comme des rois, je ne vais pas distribuer leur courrier merci de m’avoir prévenu ». À part ça, il n’avait pas tout à fait tort sauf sur un point : nous étions installées comme des reines.

Nous arrivons au dernier squat où j’ai habité mais pas des moindres : le Roxy Cooper. Un sombre jeu de mots avec l’oxycoupeur. Un chalumeau qui sert à la découpe de l’acier, très apprécié des braqueurs. Et comme on squattait un ancien dépôt de convoyeur de fonds, ça avait du sens. On était entouré de coffres-forts, de portes blindées et la salle de répète était calée dans la salle de tir, mais le son avait la particularité d’être excessivement mat à l’intérieur et de faire un barouf hallucinant à l’extérieur. On a abandonné l’idée. C’est devenu une chambre un peu glauque, mais pas plus que celle construite dans un coffre-fort. J’avais du bol d’avoir une des deux chambres avec des fenêtres, calfeutrées de grillage et de barreaux, mais fenêtre quand même. On était clairement en train de se métamorphoser en vampires. Une fois où j’étais restée un peu trop longtemps enfermée, j’ai vomi en ouvrant la porte d’entrée. Je devenais allergique au soleil et mon taux de vitamine D était au plus bas. C’était le noir quasi total dans la cour intérieure, à tel point qu’un sténopé naturel s’était formé sur le sol, imprimant l’immeuble d’en face en négatif, à travers un minuscule trou du portail. Le crew de boxe s’était à nouveau installé dans la salle de resto. Et bien qu’il n’y avait pas de fenêtre, la salle de concert ne désemplissait pas. On y a organisé le deuxième Vegan Fest. Le premier avait eu lieu au Great A et au vu de l’enthousiasme qu’il avait suscité, on avait eu envie de remettre le couvert. C’était vraiment la folie. Les ateliers de bouffe, les blind test, goutorama, contest, cabarets, discussions, concerts et autres avaient attiré environ 400 personnes par soir. Ça prenait de l’ampleur. On arrivait vraiment à tisser des liens, le plus souvent alcoolisés, mais des liens quand même. Cette sensation de pouvoir lâcher la tension accumulée par le quotidien parfois bien sombre.

Et les jours passaient, l’expulsion pointait son nez. Ça devenait la guerre. Comme à chaque fois, à qui pourrait partir en vacances cet été ? Et à qui revenait la lourde tâche de garder le lieu ? Dans l’ennui intersidéral d’une cuvette grenobloise en plein mois d’août. À plusieurs, nous avons loué un garage pour entreposer nos affaires, au cas où l’expulsion pointerait son nez. Ce qui revenait à payer 90 euros pour un garage moisi sans lumière. Ça revenait plus cher que de prendre un appart, si on considère les APL. La fatigue, la trentaine approchant, le besoin de se recentrer sur soi, l’envie d’autre chose, l’instabilité, les embrouilles, le manque de vitamine D et l’alcool commençaient à avoir raison de moi. Le déclic, ce fut quand une pote me demanda comment ça allait et que je lui ai répondu que : « Ouais c’était dur mais qu’on tenait bon. » Je me suis ainsi rendu compte que je ne me rappelais plus la dernière fois que j’avais parlé de moi à la première personne. Le collectif était en train de m’étouffer ou plutôt de me faire disparaître. J’en suis responsable mais je savais qu’il était temps pour moi de faire une pause. Mais aller où ? Pour quoi faire ? Avec qui ? Suis-je une traîtresse ? Plein de questions commençaient à fourmiller dans ma tête, me donnant encore plus le tournis qu’une bouteille de gnôle fabriquée par un vieux bouilleur de cru savoyard. Le collectif crée indéniablement des conflits et peut-être briseur d’individualité mais apporte également une réponse et un apaisement face au caractère anxiogène de l’existence. On sait quoi faire. On est rassuré et même si l’ennui et le doute pointent leur nez, on sait qu’on peut se retrouver sous une couette avec pleins de potes à manger des bonbecs de récup, entourée de chiens faisant office d’édredons, des chiens qui transpirent de l’amour inconditionnel à travers leur regard. Alors, on hésite par peur du changement, de la solitude et qu’on est pas mal à se sentir inséparables et indésirables dans cette société de merde.

L’expulsion a eu lieu un matin où des potes étaient sortis sans pouvoir remettre la barricade. Ce qui facilita la tâche aux keufs. Ça nous a bien foutu les boules, sachant qu’on était dans une forteresse. Ils auraient pu galérer des heures et des heures. De toute façon… ils auraient fini par pénétrer sur les lieux. Aussi épaisses que soient les portes, une attaque de cette envergure aurait été stoppée dès le départ par les convoyeurs à coup de renfort, et là ils avaient le champ libre. Enfermée à l’épicentre du bunker, les entendre galérer impulsait un sentiment étrange et schizophrénique de joie, de peur, de déception et de fierté. Quand les portes cédèrent, une horde de keufs au teint rouge comme une flaque de sang qu’ils connaissent bien déboulèrent. Pour l’anecdote, ils étaient une cinquantaine et pas une seule meuf. Quand ils m’ont vue, ils étaient bien embêtés et appelèrent le chef de l’opération au talkie pour signaler qu’il y avait quatre individus, un chien et une femme. Je n’étais donc pas un individu et encore moins qu’un chien, étant donné que j’avais des attributs féminins. J’en ai bien rigolé jusqu’à ce qu’ils amènent une femme pour me fouiller, qui n’avait-elle non plus, rien d’un individu mais cela tenait plus à l’uniforme qu’à sa teuch.

Après ça, on a eu cinq minutes pour récupérer toutes nos affaires, avec des keufs qui fredonnaient la musique de Fort Boyard, pendant qu’on courait frénétiquement pour essayer de rassembler les restes de nos vies. Mon disque dur a été volé ainsi que des thunes. L’ordi d’un pote a été scanné par un geek sorti tout droit d’une série américaine où les keufs seraient super cool et super malins. Il portait un T-shirt Atari et des lunettes carrées à la Milo Aukerman. Il foutait vraiment les morts. Après des heures de fouilles, on se retrouvait dehors avec le soutien des potes. Un keuf s’est permis de faire des remarques sur mon physique à un de ses potes, tout en précisant que je devais bien me faire prendre parce que c’est bien connu « les squatteurs baisent tous ensemble ». Je faisais pas ma maligne parce que j’en étais à ma dixième année de sursis prison pour outrage. J’avais insulté une première fois un flic de fils de flic. Je ne m’en souviens pas mais ça m’avait fait plutôt sourire au procès. La deuxième fois, j’avais apparemment suggéré à une keuf de me fouiller le cul en la traitant de pouffiasse. Ouais, pas de quoi fouetter un chat. L’outrage est tellement aléatoire en matière de chef d’accusation qu’on serre les dents face à l’humiliation. En tout cas, je suis physionomiste et celui-là n’a pas intérêt à me croiser habillé en civil.

EN RETRAIT

Mon record de longévité dans un squat : c’est un an et demi. Sur les dix que j’ai ouverts, sans compter ceux où j’ai habité un temps, c’est une constatation amère. Mais je ne regrette rien. « Pas le temps pour les regrets » — Booba, Ali Rip. Je n’ai pas participé à la réouverture du Roxy. J’étais dans la rue quand les potes ont mis la banderole sur le toit. Ça a été un grand moment. Rouvrir un même lieu demande de l’acharnement et du courage surtout quand les proprios, en l’occurrence une agence de promoteurs véreuse, connaissent bien vos tronches. Je passais pas mal de temps là-bas, surtout pendant les concerts. Je ne savais pas si c’était la peur du changement, le connu, le réconfort d’une meute d’agités qui me poussait à rester à traîner dans ces couloirs sombres. La peur de perdre son crew, de faire partie des oubliettes, de trahir ses amis… Mais je sais au fond de moi que c’était nécessaire. L’amitié reste présente et te conforte dans les choix que tu fais pour aller mieux même si ça la brasse. Et parce que je savais que si je voulais donner du sens à tout ça, à moi, aux autres, aux squats, il fallait que je m’en éloigne. Partir pour mieux s’investir, ou différemment du moins. C’est donc ce que j’ai fait. J’ai pris ma première collocation de ma vie et c’était reposant. C’était un mélange dont j’avais besoin, entre penser à la première personne et tout en vivant en groupe. Puis, j’ai décidé d’habiter seule, dans un appart minuscule surtout en comparaison aux lieux collectifs où j’ai habité. Un château, des usines, des baraques de bourges, des hectares de champs, une école, un garage énorme appartenant à un baron, une maison protégée par des associations de préservation du patrimoine avec des cheminées en marbre et j’en passe. Parce que n’en déplaise aux détracteurs du RSA qui nous prennent pour des profiteurs, pourquoi se contenter de rien quand on peut avoir mieux ?

J’ai profité de baignoires dignes des films de Scorsese et d’un jardin fruitier qu’on a fait revivre sans la moindre once de culpabilité. Aujourd’hui dans mes 29 m2 entourés de pigeons, je fais le point. J’essaye de trouver ma place, celle des autres et celle de mon quartier. J’ai passé tellement d’années à vivre à plein que tout est à réapprendre. Ne serait-ce que faire de la bouffe pour soi. Au début, on en fait pour quinze. Faire des déchettes, des récups ou du gazoil demande plus d’organisation. Voire, on se met à bosser et on arrête, du moins pendant un temps. C’est important de ne pas oublier pour autant la richesse que procurent les espaces collectifs et cette forme d’amour la plus intense qui soit qu’est l’amitié. Aux premiers temps, j’ai fait un retrait total avec toute connexion extérieure qui s’est manifesté par prendre un appart seule, partir en trek seule en Islande avec une entorse au genou et une boussole démagnétisée (c’était n’importe quoi, quand j’y repense), faire un projet solo de zic et construire mes meubles toute seule. C’était nécessaire et aujourd’hui les extrêmes s’amenuisent. J’ai l’impression d’arriver à faire mieux la part des choses, entre moi et les autres, de mieux nous comprendre et de trouver mes limites. Ouais, je vieillis en somme. ’Chier.

Aujourd’hui, les squats grenoblois tiennent le coup. C’est de moins en moins facile, les trêves hivernales, les 48 heures, les factures de pizzas ne fonctionnent plus vraiment comme avant. L’hiver dernier a été une période d’hécatombe. Entre les expulsions sans procédure, les expulsions déguisées du type : on vient chez vous en plein hiver couper l’eau, l’élec et briser les fenêtres mais on vous laisse squatter parce qu’à Grenoble, on est pas comme ça. Les infos continuent à nous expliquer que des gens meurent de froid en plein hiver et que tout ça est tellement choquant. Il n’y a rien de choquant là-dedans, si on considère que le capitalisme est le bras droit de l’État. C’est vrai, s’il n’y avait pas de pauvres, il n’y aurait pas de riches. Ce n’est pas plus compliqué que ça, et de là à les faire renoncer à leurs privilèges, faudrait pas déconner quand même. Les élus ont beau faire un happening en dormant par une nuit glaciale sur une bouche de métro, à part donner du populisme aux journalistes, ils ne font qu’engrosser le système en se donnant bonne conscience. La météo peut toujours parler d’une vague de froid exceptionnelle en provenance de Sibérie mais l’hiver est froid par essence et le restera même si les ours polaires tirent la gueule. Des logements seront toujours vides. Et même, si pour certains et certaines c’est un choix, ça ne change rien aux motivations de s’approprier des maisons fantômes et d’avoir le temps d’un hiver un peu de chaleur électrique et humaine.

Au départ de ce récit, je ne savais pas vers quel axe m’orienter pour parler de mes expériences d’occupation. Raconter les moments les plus fous, les plus touchants ou les plus durs. Je me rends compte qu’on ne peut rien séparer. Toutes ces aventures de squats aussi dramatiques, briseuses d’individualité et hardcore qu’elles ont pu être, c’est avant tout de fortes histoires humaines ; absurdes, intenses et violentes parfois, mais souvent belles. Je n’inclus évidemment pas les keufs et les huissiers dans cette histoire car n’en déplaise aux babos qu’on embrasse bien fort, deux jambes et deux bras ne font pas forcément de nous des êtres humains.

Tant qu’il y aura des promoteurs, il y aura des squatteurs et tant qu’il y aura des squatteurs il y aura de l’espoir. Big up à tous ceux et à toutes celles qui ne lâchent rien.


Des squats sur la planète: https://radar.squat.net/fr/groups/squated/squat
Des squats à Barcelone: https://radar.squat.net/fr/groups/squated/squat/city/barcelona/squated/squat
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[Paru dans Lundi Matin #443, le 18 septembre 2024 https://lundi.am/Squats-Pirates]